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BARCA OU BARSAAX: QUELLES LECTURES SOCIOLOGIQUES?
Par Dr Aly Tandian, Sociologue, Enseignant-Chercheur Saint – Louis du Sénégal - Quelle lecture faut-il porter sur les flux des barques sénégalaises qui accostent aux îles Canaries ? Pourquoi l’Europe continue d’être la destination rêvée pour les populations subsahariennes et plus particulièrement les Sénégalais ? |
Au cours des dernières années, l'immigration a en effet suscité de nombreuses interrogations et recherches qui ont influencé des politiques dans nombre de pays, néanmoins le phénomène demeure difficile à cerner à cause des ambiguïtés qui se cachent derrière certains concepts. Si la sécheresse ou les crises politiques sont des raisons fréquemment évoquées pour expliquer les déplacements des populations du Sud vers le Nord, bien d’autres facteurs entrent en jeu et échappent souvent aux analyses mécanistes qui tentent d’expliquer les choix des destinations migratoires.
En effet, si les précédents évènements "douloureux" dans les enclaves espagnoles, Ceuta et Melilla, ont permis de mesurer la détermination des candidats à la migration, plus récemment, les pirogues sénégalaises qui s’échouent sur les côtes espagnoles nous édifient sur l’intensité du désir de chercher fortune en Europe.
Au Sénégal, la migration est au centre des discussions des populations. Elle est même devenue un des rares thèmes de discussion qui réunit toutes les franges de la population locale quels que soient l’âge, le sexe, le groupe ethnique, le niveau scolaire, le statut professionnel, etc. Cela a été surtout rendu possible par le fait que d’une part au niveau du système des représentations locales, des phototypes sont fréquemment évoqués lorsqu’il est question de parler de la migration ; et d’autre part le voyage pour la majorité des Sénégalais n’est pas simplement synonyme d’acquisition d’un travail stable mais elle symbolise parfois la voie à entreprendre pour faire fortune et acquérir aux yeux de ses pairs un prestige social.
C’est à cet effet que dans le système langagier sénégalais des proverbes sont annoncés - çà et là – pour faire l’apologie du voyage. S’il est récurrent d’entendre dire chez les Haalpulaar « Si tu as un fils laisse le partir, un jour il reviendra soit avec de l’argent soit avec le savoir ou bien avec les deux » ; les populations Wolof se plaisent à dire « Celui qui ne voyage pas ne connaîtra jamais là où il fait meilleur à vivre » alors que pendant longtemps les Soninké soutenaient « Aller à Bordeaux ou mourir ». (1)
Ces maximes façonnent les représentations sociales (2), traversent la conscience collective des populations locales et contribuent en partie à l’envie du voyage. C’est ainsi que l’Europe a longtemps représenté la destination de rêve pour la majeure partie des populations sénégalaises. Cette envie de migrer s’est davantage accentuée avec l’impact des chaînes de télévision à grande audience, comme par exemple TV5, Canal Horizon, CNN ou Euronews, sur les populations qui ne fait qu’aviver cette illusion.
Le postulat présentant la recherche des meilleures conditions de vie comme une des causes principales de la migration n’est plus à négliger. Il trouve son fondement dans la dégradation persistante des structures sociopolitiques et économiques locales mais aussi dans la non productivité de la pêche qui n’attire plus de nombreuses populations qui choisissent de migrer pour améliorer leur quotidien. La rumeur aidant, nombreux sont les jeunes qui ont espéré qu’en Europe, ils peuvent réussir à faire leur vie comme tous ces migrants qui sont revenus au Sénégal avec argent, voitures, pour construire de belles maisons et organiser de grandes cérémonies.(3)
Pour ces candidats à la migration, le voyage vers l’Europe constitue un abrégé possible vers la réussite économique absolue sans laquelle ils auront perdu leur dignité sociale dans une société sénégalaise devenue de plus en plus une société où domine le paraître. Ainsi, le maître mot pour ces jeunes candidats au voyage est "Barça ou Barsaax" (Aller à Barcelone ou mourir). Malheureusement nombreux parmi ceux-ci ont échoué ! Ils étaient partis à bord d'une pirogue de fortune bravant la mer et ses vagues pour faire fortune en Europe, passant des nuits d'angoisse et de peur. L'Eldorado espagnol, ils l'ont juste entrevu avant de retourner au Sénégal. Si pour les plus chanceux, il est possible de retrouver leurs activités au Sénégal, pour d’autres, il n’est plus question de rentrer chez eux les mains vides.
Pour éviter que la honte s’abatte sur eux, certains rapatriés ont préféré rester dans la ville de Saint-Louis et ses environs pour devenir des "intermittents agricoles" dans les plantations de légumes. Mais combien sont-ils à avoir des expériences maraîchères ? Leurs nouvelles activités ne constituent-elles pas de simples prétextes en attendant de mobiliser les fonds nécessaires pour reprendre le chemin ?
"Barça ou Barsaax" atteste l'acharnement des candidats à la migration qui veulent faire fortune avec des embarcations de fortune. Les grillages de Ceuta ou de Melilla et les hélicoptères de surveillance des eaux maritimes du FRONTEX décourageront-ils tous ceux pour qui la galère d'un clandestin en Europe vaut mieux que de croupir dans un village sans espoir d’ici ou d’ailleurs. Ce constat se double d'un échec : celui des politiques de co-développement tant vantées ces dernières années, et qui devaient immobiliser les candidats au départ chez eux.
Notes
(1) Aly Tandian, 2003, « Des migrations internationales à la question identitaire. Redéfinition de statuts des migrants et évolution des identités féminines dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal », Lille, ANRT, 440 p.
(2) Nous parlons ici de « représentation sociale » pour désigner une forme de connaissance sociale élaborée et partagée par les membres d'un même ensemble social ou culturel, c’est-à-dire une manière de penser, de s'approprier, d'interpréter une réalité quotidienne.
(3) Aly Tandian, 2006, Formes et figures migratoires des Sénégalais en Europe méditerranéenne, Liège, CEDEM, Université de Liège & Fondation Francqui, 166 p.
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