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LE ROMAN « FRÈRE D’ÂME » DE DAVID DIOP : UNE ODE À LA RECONNAISSANCE ET À L’INDIGNATION
« Par la vérité de Dieu (…) J’ai sorti tout son dedans du corps pour le placer à l’air, dehors, en petit tas à côté de lui encore vivant ».
L’extrait que vous venez de lire n’est qu’un exemple parmi tant d’autres dans ce roman au ton sanguinaire. Les monologues du personnage principal, Alfa Ndiaye, sont nimbés d’horreurs. Des atrocités inéluctables, à fortiori dans des tranchées de guerre où débattaient les pleines puissances mondiales. Deux tirailleurs sénégalais, Mademba Diop et Alfa Ndiaye. Deux amis d’enfance qui avaient jusque-là passé toute leur vie à Gandiol, un terroir du Sénégal situé sur la Grande Côte, un peu au sud de Saint-Louis, non loin de l'embouchure du fleuve Sénégal. Désormais loin du fleuve, Mademba et Alfa vont connaitre une autre réalité : la guerre. Avec toutes les atrocités et les déconvenues qui accompagnent la chute de l’ennemi allemand. Mais tout n’est pas grisaille dans le roman « Frère d’âme ». L’auteur, à travers sa belle plume, nous fait voyager tantôt dans le monde de l’horreur, tantôt dans celui de la poésie, de l’amour, du bonheur. Une ambivalence d’ailleurs qui dilue par moment les relents sanguinaires de l’œuvre.
Les séquelles de la guerre
« Je sais, j’ai compris que nos dessins sont là pour l’aider à laver nos esprits des saletés de la guerre (…) le docteur François est un purificateur de nos têtes souillées de guerre ».
Par Khady NDOYE - alias RABIA
David Diop, à travers ce roman, montre le traumatisme de la guerre. Les atrocités que les tirailleurs ont eu à vivre lors des combats. Alfa Ndiaye avoue même être « devenu sauvage par réflexion ». Lui, le doux enfant de Gandiol qui a connu jusque-là une enfance tranquille, s’est mué en un combattant sanguinaire. En effet, le soldat Ndiaye ne se contentait plus de tuer l’ennemi. Pire, il collectionnait les doigts de ses victimes.
« Je rapportais toujours à la fin de la bataille, dans la nuit noire où la nuit baignée de lune et de sang, un fusil ennemi avec la main qui allait avec ».
Un roman coloré par des réalités sénégalaises
La lecture du roman « Frère d’âme » permet aussi de découvrir certains aspects de la tradition sénégalaise. Tout d’abord, le choix des noms attribués aux personnages principaux ne s’est pas fait de manière fortuite. En effet, les Diop et les Ndiaye sont des parentés à plaisanterie. Un rapport qu’explique d’ailleurs bien le roman. A cela s’ajoute l’emploi de certains noms de localité comme Lompoul, Kayor. L’auteur utilise aussi des prénoms à consonance Peul comme Penndo et Yoro.
« La parenté à plaisanterie a remplacé la guerre, la vengeance, entre nos deux familles, entre nos deux noms de famille ».
Ensuite, le lauréat du Prix Goncourt des Lycéens 2018 nous plonge dans la sagesse sénégalaise avec des légendes et des proverbes tout au long du récit. C’est dire qu’au-delà du bel hommage qu’il rend aux tirailleurs, David Diop souligne aussi l’authenticité de la culture sénégalaise. Est-ce une manière de réfuter la thèse de la tabula rasa ? Chacun jugera. L’emploi de mots wolofs comme le « ounk » ou encore le fait d’insister sur certaines pratiques comme le gris – gris, le totem confirme peu ou prou son hommage à toute une société. Une société dont David Diop fait partie d’ailleurs d’où peut-être cette justesse qu’on devine aisément dans la retranscription des us et des coutumes du Sénégal.
« Mais un totem, c’est plus sérieux. Un totem, c’est tabou. On ne doit pas en manger, on doit le protéger ».
Les retombées de la guerre : des souvenirs d’enfance partis à jamais
« Fary n’était pas la plus belle fille de ma classe d’âge mais c’était celle dont le sourire me remuait le cœur ».
Alfa Ndiaye pouvait être humain, trop humain même pour paraphraser le philosophe allemand Nietzsche. Du moins, avant son départ pour la guerre. Il était heureux. Il était humain. Le récit sur son amour avec Fary Thiam laissait deviner son bonheur. Mais hélas, ce bonheur sera éphémère car il laissera son amour d’enfance derrière lui.
La France n’a pas seulement arraché à Alpha Ndiaye, un amour mais aussi un ami : Mademba Diop. Son camarade d’infortune. Un plus que frère avec qui il avait pris la barque depuis Gandiol pour affronter l’inconnu.
Crédit photo: Hermance Triay
L’amitié entre Mademba Diop et Alfa Ndiaye remonte à leur enfance. Suite à la disparition tragique de sa mère, Alfa Ndiaye vivait, avec l’aval de son père, chez Mademba. Il avait ainsi une nouvelle mère, Aminata Sarr, la mère d’Alfa. Plus qu’une amitié, il était des plus que frère. Voir son ami Mademba agoniser devant lui a métamorphosé Alfa Ndiaye. Il était tout simplement devenu inhumain. Alpha Ndiaye. Un humain avant la guerre. Un sanguinaire après la guerre.
« J’ai marché longtemps dans les crevasses, portant dans mes bras Mademba lourd comme un enfant endormi ».
Mais l’auteur franco-sénégalais ne se contente pas tout simplement de narrer le quotidien de deux tirailleurs sénégalais, il s’indigne aussi.
Les indignations de David Diop : de l’esclavage des Noirs en Mauritanie à une France déshumanisante
Le roman du maître de conférences de l’université de Pau ne se résume pas seulement à relater les atrocités d’une guerre. Mademba Diop n’a pas seulement souffert à cause de la perte de son ami. L’enfant de Gandiol a aussi pâti de l’enlèvement de sa mère par des Maures durant son bas-âge. Sa souffrance était double.
« Par la vérité de Dieu, une souffrance nouvelle y a rejoint une souffrance ancienne. Les deux se sont envisagés, les deux se sont expliqués l’une avec l’autre, les deux se sont entre-donné du sens ».
Ce sort atroce réservé aux Noirs demeure une réalité. Une réalité qui est toujours d’actualité d’ailleurs. Puisque ces « Maures du Nord s’emparent des Noirs pour en faire des esclaves ». De nombreux pays Arabe à l’instar de la Mauritanie et de la Libye, font toujours cette pratique abominable et ahurissante d’après les ONG des droits de l’homme. Dès lors, on devine aisément l’engagement de David Diop. Son roman est une ode au respect des droits humains. Un procès à la barbarie, à l’injustice. Mais, la plaidoirie de l’universitaire concerne aussi la France. Une France qui semble, d’après le récit, déshumaniser les enfants de l’Ailleurs pour assouvir sa pleine puissance, sa souveraineté.
« La France du capitaine a besoin que nous fassions les sauvages quand ça l’arrange. Elle a besoin que nous soyons sauvages parce que les ennemis ont peur de nos coupe-coupe. (…) La France du capitaine a besoin de notre sauvagerie et comme nous sommes obéissants, moi et les autres nous jouons les sauvages. Nous tranchons les chairs ennemies, nous estropions, nous décapitons nous éventrons. »
Au-delà du style romanesque, ce roman, sélectionné lors de l’attribution des prix Femina, Médicis, Goncourt et Renaudot 2018, est un appel à la reconnaissance. Reconnaitre les efforts des tirailleurs qui venaient particulièrement du Sénégal mais aussi reconnaitre l’authenticité de leurs sociétés, de leurs cultures et de leurs croyances. Et ce, par la Vérité de Dieu.
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