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Le 28 septembre 1958. La Guinée vient de dire avec force « NON » au référendum qui lui a été proposé par le Général de Gaulle, de passage à Conakry, pour rester dans la Communauté française. Elle en paiera le prix fort : intimidations et répressions, tentatives d’assassinat et corruption active, complots et pressions diplomatiques, saccage de l’administration et des institutions qui maintenaient peu ou prou la vie sociale et économique du pays, etc. Ce sont là quelques unes des actions directes et indirectes de l’ancienne puissance coloniale française contre ce petit pays rebelle.
Depuis, les veines de la Guinée n’en finissent pas de se fissurer. Au fil des ans, ses dirigeants s’emmureront dans une cécité idéologique révolutionnaire, avec pour seul ballon d’oxygène l’ouverture et la coopération avec les pays du bloc soviétique d’alors. Les conséquences de la quarantaine française plongeront la Guinée dans un désastre économique dramatique sans précédent : le peuple guinéen même change ; ce sont des loques humaines qui peuplent une nation entière. Pourtant, il faut se souvenir que ce peuple a donné à l’Afrique de grandes figures historiques et de grands érudits dans sa lutte contre la pénétration coloniale et la dégradation de l’homme.
Deux régimes de dictatures sanglantes ont saigné la Guinée : celui de Sékou Touré (septembre 1958 – mars 1984) et celui du Général Lansana Conté (avril 1984 – décembre 2008). Le second est considéré idéologiquement comme le continuateur ou l’homme-lige du premier, et il procède à un bradage sans précédent des ressources économiques en introduisant une corruption active élevée au rang de culture politique. Ces deux régimes ont produit sur un demi siècle beaucoup d’hommes-sangsues pour brader et sucer que les immenses richesses du pays qui devient ainsi, sans exagération, aucune, la banlieue de la
planète. Il en est résulté que ses six pays voisins ont bénéficié de l’apport inestimable des transfuges guinéens, surtout des cadres et de jeunes universitaires qui se sont exilés massivement dans la sous-région. On a compté plus de deux millions de ces exilés.
Le dessèchement de la sève vitale du pays ne sera pas sans conséquences dans
les décennies qui vont suivre pour sa reconstruction. C’est pourquoi, aujourd’hui plus encore qu’hier, la Guinée est en panne de développement. Jusque dans ses moindres coins et recoins, elle est désignée comme étant une des plates formes mondiales du trafic de drogues et d’armes et de contrebandes de toutes sortes.
Que dire de la corruption active dans ce pays qui va à vau-l’eau ?
Elle est entretenue par des dirigeants véreux, et donc élevée au rang de culture politique.
Aimé Césaire, ancien maire de Fort-de-France et député de la Martinique pendant presque un demi-siècle (1943 - 1993) et grande voix de l’indépendance guinéenne, décrit admirablement cette vie de débrouille, étreinte littéralement par le système D:
« Et maintenant que reste-il ? La faim, la peur, la défaite. Le grand circuit triangulaire et ses monotones escales…Les solutions individuelles remplacent les solutions de masse. Les solutions de ruse remplacent les solutions de force.
Que reste-il ?
Les petits malins, les astucieux, ceux qui savent y faire. Désormais l’humanité se divise en deux groupes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas se débrouiller»
Le 23 décembre 2008. Cinquante années viennent de s’écouler dans une paupérisation absolue, qui apparaît comme une malédiction du ciel. Une junte militaire vient de s’emparer du pouvoir sans effusion de sang, à la suite du décès au terme d’une longue maladie du général président Lansana Conté. La liesse s’empare de tout un pays quelques jours plus tard, notamment à Conakry, la capitale guinéenne. Cette junte militaire se muera en un large conseil sous le nom de Conseil national pour la démocratie et le développement, ou CNDD. Les Guinéens de l’intérieur comme ceux de la diaspora sont cependant très septiques au départ. Mais l’appel lancé pour la participation de tous à la reconstruction de la patrie est une raison majeure de ne pas rester les bras croisés, disent les patriotes.
Ils se rallieront petit à petit et penseront qu’il est temps de guérir les blessures et les humiliations passées. Ils s’étaient résignés à leur sort pour nombre d’entre eux et avaient espéré, du fond du cœur, l’avènement d’un miracle, voire d’une manifestation de la force divine pour apaiser la tempête qui était leur lot quotidien au milieu de pays voisins, certes peu riches en ressources minières, mais vivant sous le radieux soleil des libertés et de la démocratie. Préalables d’un développement économique et endogène.
Mais voilà que l’ombre s’étend à nouveau dans la capitale guinéenne en cette journée du 28 septembre 2009, journée commémorative du cinquantenaire de l’indépendance, arrachée dans des conditions qui ont fait couler beaucoup d’encre. Au stade appelé aussi du cinquantenaire, où jadis la jeunesse sportive guinéenne brillait de mille feux, ramenant même des trophées et des ballons d’or à la Guinée, la junte militaire a ouvert le feu, sans sommation aucune, sur une foule qui manifestait pour les droits de l’homme et la démocratie. Ce carnage, sans précédent dans le pays, a fait près de deux cents morts et des milliers de blessés graves. Peu soucieuse du respect des symboles de la nation et des valeurs de paix et de joie, de fraternité et d’amitié incarnées en ce lieu hautement symbolique, joyau de la République, la junte militaire continue de le souiller avec une indifférence arrogante.
Il est loin le temps où le célèbre orchestre national, le Bembeya Jazz National, dans les années 70, chantait dans les capitales africaines « L’armée guinéenne, la brave et la protectrice du peuple, la garante des faibles et des valeurs de fraternité, notre belle et solidaire armée nationale ». Piétinant les valeurs de dignité humaine, dans un pays où la femme est sacrée et consacrée, comme dans la Charte de Kurukan Fuga de 1235, où il est dit : « N’offensez jamais les femmes, nos mères » (art. 14), les responsables de viols odieux doivent de toute urgence être mis en état d’arrestation et traduits devant le tribunal pénal international (TPI). Car sur ce stade désormais souillé à jamais, des manifestants ont témoigné que les bérets rouges (la garde prétorienne) ont bien violé plusieurs femmes en leur infligeant des tortures atroces qui heurtent la conscience. Sait-on que le terme Guinée veut dire femme dans la langue nationale soussou ? Et que cette langue est parlée dans l’ensemble du pays, donc au-delà de son aire culturelle proprement dite ?
La Guinée rimerait-elle avec la femme, synonyme de paix et de concorde ?
En tuant comme des bêtes des manifestants, en violant des femmes, l a junte militaire est désormais indigne de l’honneur qui lui a été fait par la population. Ces massacres au stade du 28 septembre illustrent bien le mépris de la junte militaire envers les lois internationales et les traditions vivantes dans ce pays ; or rien ne vaut la vie et selon toujours la Charte de Kurukan Fuga, «Chacun a droit à la vie et à la préservation de son intégrité physique… » (art. 5) Dans le même ordre d’idées, la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que «Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » (art. 3).
Que reproche-t-on aux manifestants du 28 septembre 2009 ?
D’avoir osé braver la peur et l’intimidation, les petitesses, le viol des foules par la propagande et la corruption ; d’avoir dit non au dictat de la junte militaire et au culte de la personnalité, à la tyrannie, à la défaite de la pensée et à la résignation imposées comme alternatives des échéances électorales futures.
Leur détermination ?
C’est de s’arracher comme un volcan longtemps endormi dans les entrailles d’une terre silencieuse et muette pour clamer leur résolution inébranlable de bâtir dignement ce pays qui est le leur, en faisant appel à toutes les forces saines et vivantes du pays, dans le concert des nations. Il s’agit bien, cela s’entend, de donner un sens à la vie, à une vie dans laquelle la paix et la fraternité ne rimeraient plus avec la ruse, le piétinement, les humiliations et les violences érigées en stratégies de pouvoir et de domination.
Leur force ?
C’est celle qui est dans le tréfonds de chaque citoyen, c’est-à-dire la force de regarder demain. Je le dis en totale concordance et résonance avec nos grands aînés : le refus de la pétrification et de la réification comme culture politique longtemps brandies par des prestidigitateurs pour endormir la masse, et comme culture politique pour effacer toute espérance dans un pays dans l’impasse, au chevet duquel la communauté internationale veille depuis si longtemps.
On ne répétera jamais assez que la Guinée a trop longtemps été mise à l’index pour des violations systématiques, innombrables et innommables, des droits de l’homme. Ainsi, au moment du rassemblement des citoyens en ce jour que nous appellerons désormais « septembre noir guinéen», rien dans le pays ou sur les lieux mêmes des manifestations, ne pouvait constituer, au sens des critères internationaux pertinents en la matière, tel que l’état d’exception, un « danger public exceptionnel menaçant l’existence de la nation ». Par conséquent, tout indique que la junte militaire, en toute connaissance de cause, a planifié et perpétré l’atteinte au droit à la vie. Que de sang dans notre mémoire !
Rien, absolument rien, ne peut nous consoler de ces massacres. Et comme le dit à juste titre encore Aimé Césaire, même pas la « Pluie capable de tout sauf de laver le sang qui coule sur les doigts des assassins des peuples surpris sous les hautes futaies de l’innocence.»1
Nous sommes aujourd’hui convaincus que la junte militaire ne rangera plus ses armes et qu’elle ira plus loin encore que ce carnage, car elle est décidée et inspirée à cet égard par je ne sais qu’elle puissance diabolique. Défiée par les citoyens guinéens, défiée par l’Union Africaine, défiée par les pays voisins et la communauté internationale, elle reste impassible et se complait dans une quiétude menaçante pour la population. De lourdes responsabilités pèsent dès lors sur les épaules de cette communauté internationale, et plus encore de l’Union africaine dont nous avons rencontré les principaux dirigeants, ce 29 septembre 2009, au Palais des Nations à Genève, pour remettre une requête urgente en vue d’organiser une session spéciale du Conseil des droits de l’homme sur les massacres de populations civiles par la junte militaire à Conakry.
Il faut sans cesse rappeler avec force l’innommable génocide des Tutsis au Rwanda en juillet 1994 indéfiniment présent dans notre mémoire blessée. « Que ce passé parle à son présent » avait prophétisé Wolé Soyinka, prix Nobel de littérature. Il s’agit donc pour nous, en Guinée aujourd’hui, comme partout ailleurs sur le continent africain, de préserver les droits fondamentaux des peuples. Ces droits sont non négociables, quel que soit l’état d’exception en vigueur en Guinée. Autrement dit, il y a urgence à prendre des mesures appropriées, à la hauteur du massacre de près de deux cents civils et de milliers de blessés graves, pour arrêter ces escadrons de la mort communément connus en Guinée sous le nom de « bérets rouges » et les mercenaires qui les renforcent.
Nous pensons qu’il est urgent, au vu de cette situation qui risque d’ébranler la fragile stabilité de la paix et de sécurité de la sous-région et de réveiller les démons de l’ethnicisme qui taraudent la Guinée depuis cinquante ans, mais aussi tous ses voisins immédiats, d’aller au-delà des discours de solidarité et de compassion qui sont sans aucun doute toujours bien accueillis et indispensables.
Il faut aller à l’essentiel et savoir que « L’heure de nous-mêmes à sonné » pour la résurrection de nos sociétés, en ces circonstances exceptionnelles, et méditer ces propos prophétiques de feu Joseph Ki-Zerbo, compagnon novateur de l’indépendance de la Guinée : « Les traumatismes étouffés durant des décennies (…) et non assumés, peuvent développer dans le subconscient des complexes psychotiques qui expliquent (et pourraient déboucher sur) des explosions monstrueuses et fratricides ».
C’est pourquoi, dans la situation présente, nous demandons :
Que soit mise sur pied rapidement une enquête internationale dans la capitale guinéenne et dans le pays profond ;
Que soient utilisés tous les mécanismes du Conseil des droits de l’homme comme réponses rapides à des crises touchant aux droits fondamentaux et au piétinement des normes internationales, avec l’utilisation des armes contre des civils qui manifestent pacifiquement. Nous rappelons à cet égard que la junte militaire a manifestement méprisé le Code de conduite pour les responsables de l’application des lois adopté par l’Assemblée générale des
Nations unies le 17 décembre 1979, par la Résolution 34/169. Ce code, bien connu de la police et des forces de sécurité, impose entre autres « la nécessité de ne pas faire obstacle aux droits des citoyens et d’assurer un climat exempt d’intimidation », et prévoit que ces forces « doivent respecter et protéger la dignité humaine et défendre et protéger les droits fondamentaux de toute personne » (art.2)
Que le Conseil de sécurité des Nations unies décrète immédiatement, avant qu’il ne soit trop tard, un mandat d’arrêt international contre les auteurs du massacre qui a fait tant de morts et de blessés civils, et étendent cette mesure de sauvegarde de la paix, de la stabilité et de la sécurité en Guinée et dans la sous région aux cerveaux militaires et civils qui sont tapis dans la société guinéenne et dans la sous région.
Que des mesures soient également prises pour interdire toute circulation depuis et vers la Guinée des armes légères ou lourdes et éradiquer l’extorsion du patrimoine économique qui a longtemps plongé les populations dans la disette et des querelles périlleuses.
Déterminés à ne plus vivre dans les ténèbres, les citoyens guinéens sont débout maintenant, dressés définitivement pour vivre dans la lumière de nos pères et de nos mères, morts ou vivants, martyrs et disparus. Car ce sont tous ceux-là qui ont bâti ce pays qui nous est si cher, fraternel et ouvert.
Nous clamerons et égrènerons inlassablement, dès aujourd’hui, ces certitudes du grand poète bâtisseur jusqu’à la reconstruction totale de la Guinée, notre « refuge du pèlerin » :
avec des bouts de ficelle
avec des rognures de bois
avec de tout tous les morceaux bas
avec les coups bas
avec des feuilles mortes ramassées à la pelle
avec des restants de draps
avec des lassos lacérés
avec des mailles forcées de cadènes
avec des ossements de murènes
avec des fouets arrachés
avec des conques marines
avec des drapeaux et des tombes dépareillées
par rhombes
et trombes
te bâtir2
Des raisons de plus pour que tous les moyens soient déployés afin d’éviter l’implosion que nous préparent la junte militaire et ses affidés civils. Nous en avons la certitude, inspirés par le proverbe africain qui dit que « Seul le riverain d’un fleuve en connaît véritablement la profondeur ».
1- Aimé Césaire La pluie, recueil Soleil cou coupé, la Poésie, Ed. Seuil, Paris, 2006, p. 247
2- Aimé Césaire, Maillon de la cadène, in recueil Moi, laminaire, poèmes, Ed. Seuil, Paris, 1982, p.36
Djély-Karifa SAMOURA, Genève, Ferney-Voltaire (France),
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