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LE PARTICULIER ET L’UNIVERSEL

Publié le, 12 décembre 2005 par

Par Mamoussé DIAGNE,
philosophe, Université Cheikh Anta Diop

DAKAR - Il y a, dans la vie des individus et des peuples, des moments privilégiés où, sous une apparence fortuite, surgissent des questions de fond qui méritent qu’on s’y attarde. A défaut d’y apporter des réponses adéquates et exhaustives, on sent bien que leur bonne position conditionne l’intelligibilité de l’histoire immédiate et à plus long terme. En amont de l’idée selon laquelle l’humanité ne se pose que les questions qu’elle peut résoudre, il faut dire que l’humanité n’a de chance de résoudre que les questions qu’elle arrive à poser correctement. Or, la proximité de l’évènement, la passion avec laquelle il est vécu par les différents protagonistes peuvent dresser un véritable obstacle épistémologique entre eux et ce qui, les concernant, n’est lisible que dans son après coup.

Parmi les évènements de notre histoire récente, on ne peut pas ne pas accorder une place particulière à ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Habré. Elle a une valeur paradigmatique, tant par l’ampleur que lui ont donnée les média que par la diversité des intervenants. Il faut dire qu’à cette occasion, les mots se sont parfois croisés tels des épées, courant sus à l’adversaire, frappant de taille et d’estoc, sans faire la moindre concession aux arguments opposés. Ce qui est la pire façon d’aborder un problème qui, quoi qu’on dise, engage, ici et maintenant, la façon dont l’Afrique et les Africains entendent se poser et être considérés dans le monde. Car il se trouve qu’au moins, sur ce principe, tous semblent formellement d’accord.
Habré donc, un chef d’Etat africain déchu, réfugié au Sénégal depuis longtemps au point d’y être pratiquement considéré comme un compatriote par beaucoup, accusé par d’autres (dont certains qui revendiquent la qualité de victimes) d’avoir commis des exactions sous son règne, seul ou plus sûrement avec des complices qui aujourd’hui sont au pouvoir, est réclamé par la Belgique qui veut le juger, se prévalant de la compétence universelle en la matière.
S’agissant de la demande belge, l’histoire des pays africains (pour peu qu’on y réfléchisse) permet de la classer dans le répertoire de l’indécence. Tout Etat africain recevant une demande de ce type peut se présenter comme victime ou témoin à charge et citer la Belgique à comparaître pour l’assassinat odieux de Patrice Emery Lumumba et son implication dans la tragédie du Rwanda. Les Africains ont d’autant plus de raison de le faire que la fameuse compétence universelle a perdu son universalité en cours de route, à la suite des deux gifles assénées par Bush et Sharon. Voilà des individus nommément désignés, contre lesquels des victimes ont articulé des chefs d’accusations précis, qui deviennent innocents dès lors que les pays dans lesquels ils vivent (l’Amérique et Israël) ne les déclarent pas coupables. On n’a pas assez souligné que la restriction du champ d’application d’une «universalité», qui ne peut plus s’énoncer qu’accompagnée de pudiques guillemets, est précisément ce qui a permis de formuler l’insulte la plus grave contre les pays africains.
L’«universalité», à la suite des réactions américaine et israélienne, se réduit, au point de ne plus concerner que les pays ne disposant pas de «système judiciaire assez fiable», au nombre desquels il faut bien entendu compter les Etats africains. Il faut aller plus loin que l’argument qui refuse la politique du deux poids deux mesures, et dénoncer un universel qui n’est que l’onction que confère la fameuse Cour, ou ce qui est reconnu au particulier qui a les moyens de s’imposer à elle. On voit le tour de passe-passe par lequel l’universel se convertit en particulier, aussi bien dans sa formulation que dans sa visée, et celui parallèle par lequel le particulier s’impose comme universel du fait de son seul poids. D’où la levée de boucliers suscitée par la demande belge et la satisfaction affichée par la quasi-totalité de l’opinion publique africaine, toutes sensibilités confondues. L’histoire, la logique, le droit et l’éthique se conjuguent pour disqualifier à ses yeux la demande belge. De telles réactions peuvent, à terme, forger une nouvelle perception par les Africains eux-mêmes d’un destin commun.
Mais cette position de principe n’est tenable jusqu’au bout que si on observe scrupuleusement ce qu’elle commande. Et ce qu’elle commande relève, au-delà de la légalité, de la légitimité, au-delà du droit positif qu’on peut changer à sa guise, d’une normativité supérieure du type de celle qu’invoquait Antigone face à Créon. Devant celle-là, personne ne peut se dérober, pas plus la Belgique et l’Occident que nous les Africains. Car il se trouve que, dans le feu des réactions, notre spécificité d’Africains a été parfois évoquée, avec divers contenus : sous le label des valeurs traditionnelles d’hospitalité et de foi en la parole donnée, ou même des préceptes religieux. Il s’agit, dans l’inventaire de notre mémoire, de références à ce qui fait notre spécificité mise en péril par l’injonction de l’autre. On sait que Fodé Kaba préféra mourir dans son tata pour avoir refusé de livrer son hôte à l’administration coloniale lancée à sa poursuite. Réactualisée, cette attitude invite, pour notre dignité, aux plus grands sacrifices face à toute entreprise menée pour assujettir l’Afrique, hier comme aujourd’hui. Quand notre devoir n’est pas douteux, notre conscience serait coupable ne serait-ce que d’hésiter.
Mais notre conscience doit devenir de plus en plus exigeante si nous voulons avancer, car l’histoire nous met surtout devant des conflits de valeurs. Imagine-t-on, en restant dans le champ de cette valeur sacrée qu’est l’hospitalité, Fodé Kaba protégeant, non pas un homme injustement pourchassé, mais un tyran qui se serait rendu coupable des pires crimes envers son peuple ?
L’aurait-il seulement reçu ? S’en serait-il débarrassé, sitôt informé de ses forfaits ? Il appartient à chacun de répondre, pour sa part, à cette question, pour peu qu’il radicalise les termes de sa position. Pour notre part, nous croyons que la valeur qu’est l’hospitalité ne l’emporte pas en dignité sur celle qu’est la vie humaine. Et on serait mal venu d’invoquer les religions révélées dont certaines défendent la loi du Talion, alors même qu’Aristote le Grec réfléchit dans l’Ethique à Nicomaque sur la notion de circonstances atténuantes. Sans aller chercher aussi loin, il suffit de rappeler que la Charte de Kouroukanfouga qui est du XIIe siècle, interdisait qu’on dispose à sa guise même de la vie d’un esclave. Certains des articles de cette charte devancent de quatre siècles la proclamation des Droits de l’homme alors que d’autres anticipent sur nos droits de la troisième génération.
Si nous voulons mobiliser notre mémoire culturelle, il faut citer, parmi les mécanismes subtils de dévolution et de gestion du pouvoir dans nos sociétés sénégambiennes, la pratique du «jiin» qui, sous le roulement des tambours, pouvait contraindre un souverain à l’exil ou au suicide. Les formes édulcorées du xaxar et du mbamb permettaient à l’opinion publique de faire sentir à ceux qui avaient la charge de gouverner les hommes qu’ils ne pouvaient pas tout se permettre. Ce n’est donc pas aux Africains qu’on apprendra l’éminente dignité de la vie humaine et le droit des gens.
Sous les angles d’attaque que nous venons d’évoquer, nous pouvons défier quiconque sur le terrain de l’universel véritable. La spécificité à tout prix est un piège. Pire, elle peut être le masque justifiant tout et n’importe quoi, comme certaines démocraties «à l’africaine» qui ne sont que des tyrannies à peine camouflées. Il faut oser, derrière la reconnaissance de la particularité, revendiquer hautement et tenter de faire partager dans notre culture des paradigmes qui revendiquent l’universalité. Ce qui impose une extrême vigilance envers les autres et envers nous-mêmes. Une tradition n’est vivante qu’à la condition expresse de résister victorieusement à l’interrogation critique des vivants. Il faut bien rompre avec cette paresse consistant à penser que tout est déjà dit et que l’histoire ne fait que se répéter alors que c’est nous qui bégayons devant ses défis sans cesse renouvelés. Pour les relever, c’est un tri que nous sommes obligés de faire en revisitant notre mémoire avec un sens aigu de la créativité. L’essentiel, ce faisant, est de garder l’initiative historique, pour participer, sans que rien ni personne ne puisse nous forcer ni nous intimider à la définition de l’universel.
De cette façon, et malgré ce que certains ont reconnu comme le jugement des vainqueurs, nous pouvons approuver le châtiment des criminels nazis à Nuremberg, celui d’Eichman à Jérusalem, et continuer à réclamer le jugement de Sharon pour Sabra et Chattila et ceux qui se rendent coupables d’abominations en Irak. Et, par souci de cohérence, être prêts, en tant qu’Africains, à juger devant nos peuples ceux qui auront violé leurs droits. Habré en fait-il partie, seul ou en collusion avec d’autres ? En tout cas, des hommes et des femmes se posent aujourd’hui en victimes d’exactions qu’il aurait commises et sont prêts à venir devant un tribunal pour le prouver et demander réparation. Il appartiendra à une juridiction africaine indépendante, en lui fournissant les moyens, tous les moyens de sa défense, d’en décider. En tout état de cause, s’il n’est pas permis de le livrer à n’importe qui, dans n’importe quelle condition, il est encore plus contestable de dire qu’il échappe à tout jugement, quoi qu’il ait pu faire. Car alors, il aurait plus de droits que les citoyens sénégalais qui l’ont accueilli.
L’un des mérites de cette affaire aura été de mettre le doigt sur une lacune à l’échelle de tout un continent : la nécessité d’un organe qui rende les dirigeants responsables devant leurs peuples et prêts à rendre des comptes. Cette juridiction, tous les Africains de bonne foi doivent travailler à son avènement, pour que le droit de tous soit pesé sur une même balance et le continent réconcilié avec lui-même. Car la justice, une fois dite, n’exclut ni le pardon, ni le dépassement. C’est la condition pour que d’autres ne s’arrogent pas le droit de nous décerner un brevet de «fiabilité juridique» dont ils prétendent avoir l’exclusivité, tout en empêchant que notre continent soit un espace d’impunité des puissants et de mépris du droit de leurs victimes.

( Texte publié par Walfadri www.walf.sn, édition du 4 décembre 2005)