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France : Une loi contre l’histoire !
Par Claude LIAUZU, Professeur d’Histoire à Paris
« La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française…» (loi du 23 février, article 1)
Dans cette loi, pas un mot ne rappelle la face sombre de la colonisation, les crimes, les massacres dont ont été victimes les colonisés, l’esclavage. Il n’y a jamais eu de torture, il n’y a pas eu de manifestants désarmés jetés dans la Seine le 17 octobre 1961. Notre ambassadeur, qui vient de reconnaître les responsabilités de la France libérée le 8 mai 1945 dans les massacres de Sétif, est-il un ambassadeur de « l’anti-France », comme on disait pour discréditer toute critique au plus noir de la guerre d’Algérie?
Cette réaction n’est en rien un papier d’humeur animé d’une quelconque animosité contre les pieds-noirs, même si la mémoire de leurs souffrances –réelles- les rend pour la plupart sourds et aveugles aux autres souffrances. Bien plus douloureux est le sort des harkis, abandonnés à la haine populaire, et, pour ceux qui ont réussi à fuir, parqués dans des réserves, dépouillés de toute dignité, qui constituent une communauté de vaincus de l’histoire reproduite de génération en génération. Il n’est ni honnête ni intelligent, sous prétexte d’anticolonialisme, de laisser le monopole du cœur à des politiciens en quête de voix, à la droite extrême et à des activistes de la mémoire qui imposent leurs quatre volontés et à un tout un courant révisionniste de facture nostalgérique. Mais il y a de l’imposture à s’inspirer de la loi de 2001, qui reconnaît dans l’esclavage un crime contre l’humanité, pour faire des Français d’outre-mer des victimes et interdire toute interrogation sur la colonisation. Il y a de l’imposture à comparer toutes les abominations de l’été 62 à l’irréparable commis envers les juifs sous Vichy, comme certains élus l’ont fait lors des débats.
On peut voir là une réaction à l’attitude dominante de la société française depuis les crises qui ont marqué la fin de l’Empire, à cette sorte de cartiérisme teinté de rancœur envers des sujets ingrats (la Corrèze plutôt que le Zambèze) et de refoulement du passé. Après avoir exalté la « plus Grande France », la chronique officielle et les programmes scolaires ont minimisé voire occulté cinq siècles d’histoire. Il faut attendre la loi d’avril 1999, destinée à satisfaire les aspirations des anciens du contingent, pour que le terme guerre d’Algérie soit employé dans un texte de loi à la place de pacification, événements ou maintien de l’ordre.
Aujourd’hui, ce silence est impossible en raison d’une conjonction de besoins de mémoire souvent rivaux. Les acteurs de la guerre, dont beaucoup se sont tus durant des décennies, éprouvent de plus en plus le désir de parler, les jeunes de toutes origines sont en quête de vérité. La classe politique, quelle que soit sa couleur, longtemps majoritairement partie prenante des guerres des décolonisations, a réagi par des amnisties et des lois d’indemnisation répétées. Elle y ajoute désormais l’octroi de dates commémoratives et de lieux de mémoires. Le secrétaire d’Etat aux rapatriés annonce une « Fondation pour la mémoire de la guerre d'Algérie… Cette fondation sera le lieu privilégié du débat, de la recherche et de l'étude historique. Il appartient aux historiens d'écrire l'histoire, sans passion ni arrière-pensées partisanes ». Historiens pourtant assez mal en cour pour que les princes qui nous gouvernent n’aient pas daigné les consulter dans la préparation de cette loi.
Son article 4 stipule : “Les programmes de recherche universitaire accordent à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite.
Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit…”
Cette loi tranche abruptement de problèmes graves : les rapports entre mémoire et histoire et les rapports entre les historiens et le pouvoir. Elle impose une histoire-mémoire officielle, contraire à la liberté de pensée qui est au cœur de la laïcité, contraire aux règles de la recherche scientifique. Elle met en cause les compromis -savamment élaborés depuis la Troisième République- entre l’Etat et la corporation des historiens afin d’assurer l’intégration sociale, d’élaborer un consensus après des guerres civiles répétées depuis 1789. C’est ainsi que les programmes scolaires sont établis par concertation entre ministère, inspection générale et représentants des enseignants, saine tradition que la loi semble ignorer. Veut-on des girouettes tournant au gré des majorités parlementaires ? Imagine-t-on un instant des salles de classes où serait enseigné exclusivement le « rôle positif » de l’œuvre française ? Comment ne pas voir que ce serait interdire de tout passé les descendants de colonisés et produire ces « sauvageons » qui font si peur ? Comment ne pas voir que ce communautarisme nationaliste ne peut que susciter des contre-communautarismes ? Le passé, comme la guerre, est une chose trop importante pour le laisser aux généraux et aux politiciens.
Encore faut-il que les historiens fassent leur travail. Dans les situations de crise, suffit-il, s’interrogeait Marc Bloch face à L’Etrange défaite de 1940, d’être de bons artisans ? L’apolitisme positiviste, qu’on confond avec l’objectivité scientifique, et qui est la tentation du métier, tient-il devant cette loi ? Est-il concevable dans une société française postcoloniale où le passé pèse si lourd, dont la culture est imprégnée par cet héritage, traversée par les tensions qui en proviennent ? Les spectres qui nous hantent y renvoient : banlieues de tous les dangers, submersion de l’identité, islamisation de la France, guerre des civilisations etc. Ces enjeux et ces urgences ne permettent plus de s’en tenir à une histoire de France encore trop largement héritée du XIX° siècle. Ils imposent de donner toute leur place à la colonisation, à l’immigration. Ils exigent une histoire qui intègre la réalité majeure de notre temps : toutes les sociétés sont et seront de plus en plus traversées par la pluralité. Les enfants doivent comprendre comment et pourquoi ils sont amenés à vivre ensemble, engagés dans le processus inéluctable et contradictoire de la mondialisation.
Les réponses ne sont pas données, elles appellent un effort scientifique et déontologique auquel nous sommes mal préparés. Fleurissent donc les à peu près, le sens commun et l’idéologie. Terrain propice à l’intervention d’intellectuels attachés au réarmement moral de l’Occident contre « les forces du mal » et relayés par certains médias. Aussi, la critique de la positive attitude ne saurait consister à battre sa coulpe sur la poitrine de l’adversaire en ignorant que les insuffisances de l’histoire anticolonialiste servent cet adversaire. L’historien peut-il réduire son travail à l’acharnement victimaire, à une contrition indéfinie, à l’élaboration d’une histoire sainte du prolétaire, de l’esclave, de l’indigène, de l’immigré ? Peut-il sérieusement étudier l’immigration d’origine algérienne en oubliant qu’elle a été soumise au choc et au poids de deux nationalismes, le français certes mais aussi l’algérien ? Peut-il caricaturer la complexité de la situation coloniale et celle de la République en oubliant que la solidarité avec les luttes d’émancipation se réclamait de l’internationalisme et du modèle dreyfusard, valeurs républicaines ? Comment, enfin, négliger l’analyse critique des nationalismes du Sud ? Elle est indispensable un demi-siècle après les indépendances à la lumière des impasses du développement, des dictatures, de la condition de la femme.
Autant de débats et de chantiers qui doivent être ouverts. On devrait s’inspirer pour les aborder de la lucidité d’un Edward Saïd qui, en luttant contre la culture de l’impérialisme n’a pas omis de souligner les dangers de toutes les identités fermées.
« Tous ces appels nationalistes à l'islam pur et authentique, à l'afrocentrisme, à la négritude ou à l'arabité éveillaient un puissant écho : on ne se rendait pas compte que ces essences ethniques et spirituelles allaient coûter cher à leurs adeptes victorieux... Nul aujourd'hui n'est seulement ceci ou cela. Indien, femme, musulman, américain…" .
Mais pour l’heure, la priorité, comme le demandent avec force de nombreux spécialistes de l’histoire de la colonisation et enseignants, est l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février, historicide.
* Claude Liauzu a coordonné Colonisation. Droit d’inventaire, Colin, 2004. Merci à Gilbert Meynier pour sa relecture
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