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Par NDOYE Amadou Lamine, Sociologue - Lausanne

Depuis le début des années 60, l’évolution de la société sénégalaise est marquée par une série de transformations sociales, politiques et économiques qui s’inscrivent dans la marche et l’aspiration à la modernité. L’idéologie du développement a eu un impact considérable sur le mode d’organisation et les structures sociales traditionnelles. L’urbanisation s’est accompagnée d’un déséquilibre démographique, avec la concentration des populations dans les grandes villes où se cristallisent les aspirations et les rêves d’une vie et d’un avenir meilleurs. L’adoption de la philosophie utilitariste qui se traduit par le passage d’une économie de subsistance à une économie de marché, ajoutée à l’amenuisement progressif des ressources contribue à la reconfiguration des statuts et des rôles familiaux.

En effet, l’exacerbation des difficultés quotidiennes de la vie contraint les aînés à lâcher des responsabilités domestiques qu’ils ne sont plus capables d’assumer. Et que les jeunes ont désormais tendance à prendre en charge. Dans le sillage de ces transformations socio-économiques, l’espace social reste cependant dominé par la présence d’une constante : la pauvreté, qui persiste et qui se développe à une vitesse exponentielle. Cette prévalence de la pauvreté contrevient à l’hypostase du développement puisqu’aujourd’hui 65% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Selon l’indice de développement humain, sur 174 pays le Sénégal se classe à la 155eme place.

D’une certaine façon, force est de reconnaître que les réformes socio-économiques mises en œuvre vers les années 80 notamment avec l’application des programmes d’ajustement structurel ou les politiques de réduction de la pauvreté initiées par les pouvoirs publics dès le début des années 90 sont restées en deçà des attentes des populations. Gorgoolou ou le cri du peuple témoigne du désarroi et des conditions de vie difficiles qui caractérisent le quotidien de la majeure partie des sénégalais.

A ces différents facteurs, viennent s’ajouter d’une part la dévaluation du franc CFA de 1994 et ses conséquences, qui a vu s’agrandir la base de la pyramide sociale composée de la frange la plus vulnérable de la population que constituent les jeunes ; et d’autre part la question de la justice sociale et de la répartition des richesses. En effet, la justice sociale considérée comme l’une des vertus premières de toute institution sociale, pour reprendre la pensée de John Rawls, est pour l’heure confinée dans le nid de l’abstraction au niveau du paysage sénégalais, dans la mesure où la croissance économique bien que positive, favorise moins qu’elle ne compense ou ne dissipe les inégalités économiques et sociales.

Cette situation est d’autant plus visible dans un contexte post-alternance marqué par l’incertitude et le désespoir grandissant des sénégalais. Tant il est vrai comme le note Anne-cecile Robert (cf. Le Monde diplomatique, février 2002, pp.18-19) malgré l’alternance, les populations attendent toujours le grand changement, car traditionnellement, « elles affrontent la situation avec une énergie étrange ou se mêlent débrouille, engouement pour la modernité, nostalgie des valeurs rurales, contestation dure et tentation de l’exil. Pour la plupart, c’est le système D généralisé, les petits boulots d’un jour, les astuces pour joindre les deux bouts. »

Le système D ou de la débrouille dont parle Anne-Cécile Robert, c’est aussi et surtout la mendicité des enfants et des jeunes talibés ; c’est le colportage ; c’est le lavage de voitures, les petits boulots et autres activités informelles ou de survie notamment d’une population très juvénile vivant dans la déshérence ou la misère sociale et morale. En somme, la dégradation du niveau et des conditions de vie des populations constitue un obstacle majeur à ce que Ali El Kenz appelle l’espérance du développement. Par ailleurs, force est de souligner que cette détérioration du niveau et des conditions de vie s’est accompagnée de l’effritement des valeurs traditionnelles et des cadres sociaux notamment dans les centres urbains où les structures traditionnelles longtemps symbolisées par la famille élargie disparaissent au profit de noyaux familiaux restreints, de plus en plus nucléarisés. Le sens communautaire et les valeurs sociales de solidarité et de partage s’éclipsent derrière le poids de l’individualisme ou de la philosophie du chacun pour soi.

Ces faits décrivent la situation de crise à la fois conjoncturelle et structurelle que traverse la société sénégalaise. Ces différents facteurs, conjugués à la récurrence du débat politique et scientifique sur le phénomène grandissant de la pauvreté montrent bien qu’il est difficile de ne pas admettre aujourd’hui, que le Sénégal se trouve pour reprendre les termes d’Alain Gauthier, aux frontières du social. La situation est on ne peut plus complexe dans une ville comme Dakar où la dynamique urbaine a contribué à l’émergence et la multiplication de banlieues composées en majorité de populations hétéroclites issues d’origines diverses.

Aujourd’hui, la région de Dakar est la plus urbanisée et la plus peuplée du Sénégal. La population est essentiellement juvénile. Elle est concentrée dans les banlieues principalement à Pikine où 57% de la population a moins de 20 ans et à Rufisque (56,7%). Ces banlieues inaugurent une forme nouvelle de relations sociales dont la nature essentiellement individualiste conduit inexorablement à un relâchement de l’esprit communautaire et de la cohésion sociale. Au mieux l’adhésion aux valeurs qui sont censées faire le lien entre les hommes, est vécue sous sa forme abstraite. Ces banlieues forment ce que nous appelons la société de la crise dans la mesure où elles ont la particularité d’être caractérisées par un dénuement économique d’une part et une absence de sentiment d’appartenance ou de lien communautaire d’autre part. Autrement dit elles constituent des espaces géographiques qui cumulent tous les handicaps et les maux sociaux. Elles offrent le champ sociologique qui se prête le mieux à la réflexion sur le thème que les théoriciens du lien social désignent sous des vocables divers: disqualification, désaffiliation, inadaptation, non-intégration, marginalisation, exclusion etc.

Les banlieues ne supportent pas la crise. Elles la vivent. La dégradation du niveau et du cadre de vie de ce point de vue, est tellement présente dans le quotidien des populations, qu’elle les conduit à développer des aptitudes et des capacités d’accommodation ou de cohabitation avec la promiscuité, les souillures, ou alors au mieux de vivre dans l’inconfort, le dénuement, la privation. En clair, cette capacité d’adaptation dans la précarité est un facteur explicatif de la culture de la pauvreté qui se développe dans les banlieues dakaroises. La fragilité des normes ou la quasi absence de repère social apparaît au niveau comportemental à travers la banalisation des contre-valeurs qui finissent par s’imposer en règle de vie. Elles font suite à une diminution de ce que Durkheim appelle la densité morale des individus, qui peut-être décrite comme l’ensemble des valeurs, des interdits, et des impératifs sacrés qui relie ceux-ci à la société assurant ainsi la cohésion sociale.Cette diminution de la densité morale est liée à une augmentation de la densité matérielle (concentration des populations dans les banlieues notamment avec le phénomène de l’exode rural), conduisant ainsi à une situation d’anomie et de désagrégation urbaine.

En effet, cette concentration urbaine favorise la promiscuité et pose des problèmes liés à l’éducation, l’emploi, la sécurité, le cadre de vie, l’entretien et la conservation des équipements collectifs etc. D’un côté, cette conjugaison de facteurs est l’expression de ce que nous concevons sous le vocable de pauvreté sociale qui se ploie et se développe dans ces milieux. De l’autre, elle présente les banlieues comme la fourmilière ou le théâtre d’individus en proie à l’exclusion. Autrement dit, la société de la crise est une société d’exclusion dans la mesure où la nature des rapports sociaux qui y est développée contribue à l’émergence d’un type d’acteur dépourvu d’une conscience collective qui lui permettrait de s’apparenter voire de s’identifier comme membre du corps social dans lequel il vit.

Aujourd’hui, les jeunes en rupture ou en situation difficile communément appelés jeunes et enfants de la rue sont l’expression de ce type d’acteurs. Ils sont généralement considérés comme des outsiders, des marginaux ou des exclus de la société dans la mesure où leur existence est assimilée à un défaut : défaut d’intégration, d’éducation, de famille, de travail, de formation etc. Ils suivent un itinéraire qui débouche le plus souvent sur la délinquance, la toxicomanie, la prostitution etc. D’où l’étiquette de faqman qui leur est associée. Faqman est un terme wolof à connotation négative qui désigne le jeune déviant, vivant dans la rue c'est-à-dire à l’écart de la société. Sous ce rapport, la rue constitue une sorte de drogue sociale pour ces jeunes dans la mesure où elle les enfonce dans la marginalité et l’exclusion. C’est pourquoi elle est assimilée à l’univers des forces du mal. Elle a un pouvoir maléfice, celui d’engendrer des êtres du néant. Elle est l’espace dans lequel il est possible de perdre son âme. Mais sous un autre rapport, la culture de la rue permet à ces jeunes en rupture d’échapper sinon à une forme de contrôle du moins à une certaine docilité sociale, par l’adoption de conduites qui s’écartent du conformisme social ou des normes établies. En outre, la rue est aussi cet univers social qui offre à ces derniers un espace de survie.

Cet univers social est tributaire d’une faiblesse épistémologique parce que méconnu, longtemps ignoré ou mal décrit suivant des stéréotypes, des stigmates, des idées préconçues ou des opinions toutes faites et préétablies. Il est fait de sens dans la mesure où il est constitutif d’un système de pensées, de pratiques et de représentations qui sont propres à ces jeunes et qui n’est pas forcément bâtie sur une culture de la déviance ou de l’anticonformisme. La violence ou la délinquance urbaine ne constituent pas les seuls modes d’expression de ces jeunes. Les représentations artistiques (rap, figures murales etc.) sont aussi une forme d’expression composées de codes, d’images ou de représentions symboliques qui véhiculent des messages sur leur vécu, leurs opinions, leurs attentes ou leurs frustrations. Mais le phénomène le plus illustratif de cette culture de la rue apparaît à travers le mouvement buul falé.

Buul falé (t’occupe pas) est un mouvement social qui traduit l’esprit critique et contestataire de la jeunesse urbaine. Mais il traduit aussi et surtout une volonté de rupture et une appropriation d’un nouvel ethos, la réussite par l’effort et le travail. La force du mouvement buul falé réside à la fois dans sa capacité d’innovation et d’identification à un idéal type (exemple du lutteur Mohamed Ndaw Tyson) qui incarne le modèle individualisé de réussite sociale. En somme, ce nouvel ethos ou cette volonté de réussir qui apparaît à travers cette culture de la rue ou du buul falé rend réducteurs les cadres analytiques qui ont tendance à confiner les jeunes en situation difficile dans le lot des handicaps sociaux ou à leur priver tout projet social. C’est pourquoi, une meilleure compréhension de ce qu’on appelle cette société de la crise et la pauvreté sociale qui la caractérise, passe nécessairement par une approche différente et novatrice.

Qui se veut une rupture sur le discours et le sens communs et sur les théories ou les politiques flottantes jusque là mises en œuvre pour lutter contre cette dynamique de la pauvreté sociale et de l’exclusion ; car une politique d’insertion et/ou de réinsertion est vouée à l’échec, si elle ne se démarque pas des idées préconçues, des étiquettes ou des stigmates sur ceux à qui elle est destinée. C’est en cela qu’une approche novatrice s’impose aujourd’hui plus que jamais. Une approche qui se veut de comprendre pour mieux agir.

Qui se présente, au sens d’Anthony Giddens, comme une déconstruction-reconstruction de cette société de la crise à travers l’analyse de la situation des jeunes en rupture ou en situation difficile. Une approche qui n’est pas de leur priver ou leur opposer un regard d’acteurs sociaux.

Qui par une sociologie appliquée ou de l’expérience, prête une meilleure attention à ces jeunes, à leurs expériences de vie, leurs visions du monde, leurs itinéraires ou trajectoires, leurs attentes, leurs aspirations etc.

Qui considère ces jeunes comme acteurs conscients et incontournables de l’histoire et du devenir historique. Enfin, une approche qui prenne en compte leur univers social comme un espace de sens.

En effet, la rue est aussi cet espace social qui offre à ces jeunes des stratégies et des activités de survie. Elle est également le seul milieu social qui leur donne les possibilités et les moyens d’accomplissement personnel. Les activités auxquelles s’adonnent les jeunes de la rue constituent une réponse à l’échec de la sécurité sociale formelle et informelle. Autrement dit, la culture de la rue peut s’appréhender comme la résultante de l’échec ou des mauvaises politiques économiques et sociales entreprises par les pouvoirs publics d’une part et de l’effritement des principes et des valeurs de solidarité d’autre part.

Dans ce cas, ces jeunes en rupture apparaissent moins comme des parias ou des dangers pour la société coupables d’avoir choisi la voie de la marginalité comme option d’accomplissement social que des victimes des mécanismes et des processus d’exclusion. En effet, même si les activités principales de ces jeunes s’effectuent le plus souvent dans le cadre de l’illégalité, il n’en demeure pas moins que bon nombre d’entre eux font face à des responsabilités familiales. Ils se considèrent comme des soutiens de famille et s’approprient les fonctions économiques dans un univers familial où les parents n’arrivent plus à faire face à leurs responsabilités quotidiennes. Ainsi assurer la survie des parents, des frères et des sœurs constitue un défi pour eux. Certains s’installent dans les dépotoirs de déchets.

C’est le cas des Boudioumanes de la décharge de Mbeubeuss dans la banlieue de Dakar qui se livrent à la récupération ou au recyclage de déchets. D’autres exercent des activités jugées plus rentables. Le vol, le commerce de la drogue, la prostitution etc. se présentent à leurs yeux comme le seul moyen leur permettant de résoudre l’équation quotidienne et pressante de la survie familiale.

Aussi, importe-t-il de souligner que les actions de ces jeunes semblent moins motivées par un désir ou une recherche quelconque de reconnaissance sociale qu’une volonté voire une obligation morale de faire sortir la famille du cycle de la misère de tous les jours. Et parce qu’assurant la survie de la famille, ces jeunes ont un certain mérite aux yeux des membres du groupe familial, d’autant que l’origine ou la provenance des biens ou des ressources rapportés n’est jamais sujette à discussion.

Le choix de ne pas vivre ou de s’installer dans l’univers familial traduit d’une part le sentiment d’injustice que vit la plupart de ces jeunes, et de rébellion d’autre part, face à un certain désenchantement des institutions et des cadres sociaux. Cette rébellion atteint son stade ultime quand les jeunes développent entre eux une conscience identitaire et d’appartenance à une situation d’injustice. La bande devient alors le lieu d’inscription de cette identité. Elle peut revêtir la forme d’une organisation, marquant un territoire bien déterminé et ayant à sa tête un chef, et des membres remplissant chacun une fonction qui lui est attribuée. L’adhésion à ces bandes mal réputées marque aussi le passage à la vraie délinquance qui rime avec les agressions, les rackets et les vols fréquents de jour comme de nuit.La bande à Alex et Ino, qui a longtemps défrayé la chronique ces dernières années en terrorisant les populations dakaroises, illustre à la fois le prototype et le prolongement de cette forme de délinquance.

Aussi, cette délinquance rime aussi avec la consommation de substances ou de produits chimiques ou hallucinogènes (diluant ou guinz chanvre indien ou yamba, etc.). En somme, l’adhésion à ces bandes de délinquants constitue une étape très complexe dans la vie des jeunes en situation de rupture dans la mesure où elle rend très difficile leur insertion ou leur réinsertion sociale.

D’où l’urgence et la nécessité pour les pouvoirs publics et les chercheurs de leur prêter une oreille attentive et un regard objectif afin de leur éviter de sombrer dans la prison de l’exclusion, de la déshérence ou de la misère morale et sociale.