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GOUVERNANCE GLOBALE : LECONS D’EUROPE

Publié le, 23 mars 2005 par

Par PASCAL LAMY

GENEVE – ONU – Après le Professeur North, titulaire du prix Nobel comme le fut Gunnar Myrdal ( ancien ministre du commerce du Royaume de Suède de 1945 à 1947) et Joseph Stiglitz, lauréat du même prix Nobel, la Commission Economique des Nations – Unies pour l’Europe avait convié à l’occasion de sa conférence annuelle, M. Pascal Lamy pour introduire le thème de la « gouvernance globale : leçons d’Europe ». Passer de la théorie à la pratique, du monde de la politique et de la négociation à celui des formes scientifiques de l’économie, telle a éte la prouesse de Lamy, ancien commissaire europèen au commerce et candidat à la direction générale de l’OMC, sous le signe de Gunnar Myrdal. ( Voici son texte qui décline ses cinq leçons).

Quel est ce signe ? C’est, évidemment, celui d’un des grands penseurs et acteurs de la social démocratie. Mais, par égard pour les convictions de chacune et de chacun ici ce soir, je ne partirai pas de ce camp de base-là. Je partirai des développements que Myrdal a consacrés à l’interdépendance entre phénomènes économiques, sociaux et institutionnels et qui lui valurent son prix Nobel. Je partirai de la connaissance profonde qu’il avait du développement économique en Europe, en Amérique, en Asie. Du rôle qu’il accordait aux institutions dans la conduite des économies. De la conviction qu’il avait acquise, comme je l’ai acquise moi-même, des bienfaits de l’ouverture des échanges pour la réduction de la pauvreté et pour le développement. Et si mon propos fait écho, ici et là, à ceux que j’ai prononcés il y a quelques semaines tout près d’ici, n’y voyez, s’il vous plaît, que beaucoup de coïncidence dans les événements et un peu de cohérence dans la pensée.

Mais pour me rapprocher, avec quelque chance de succès, de la montagne d’où Gunnar Myrdal nous regarde, je dois partir du terrain que fut le sien. De son époque, c'est-à-dire le milieu du siècle dernier. Pour rejoindre la nôtre, celle de ce siècle qui commence. En effet, ce que Myrdal appelait alors les « phénomènes institutionnels » a depuis changé de nom. Cela s’appelle aujourd’hui la gouvernance. Et l’échelle qui était la sienne, celle de ses travaux sur son pays, sur le continent européen avec Kaldor et Rostow , ou, plus tard, sur l’Asie, a aussi changé. Notre échelle aujourd’hui, c’est celle de la globalisation. C’est le monde d’interdépendance qui est le nôtre. Mais ces changements ne retirent rien à la pertinence de la pensée qu’a exprimé Myrdal avec ses mots et à son échelle. Au contraire. Tenter de transposer le propos de Myrdal dans notre monde d’aujourd’hui nous conduit directement à la question de ce soir ; quelle est la bonne gouvernance d’un monde désormais global ?

Gouvernance : comment plutôt que combien

Que les interdépendances du monde d’aujourd’hui soient sans commune mesure avec celles du monde d’hier tient de l’évidence. Que nos systèmes institutionnels restent très largement dimensionnés dans le cadre des Etats-nations d’hier aussi. Que cet écart qui s’est creusé, entre des défis globaux et des modes d’élaboration des solutions qui restent d’abord locaux, fasse problème n’est donc, logiquement, plus contesté aujourd’hui. Et la question n’est pas de savoir si, oui ou non, nous avons besoin de davantage de gouvernance globale. Elle est de savoir combien de gouvernance est nécessaire, et surtout, pour passer à l’action, comment procéder.

Je ne m’étendrai pas sur la question du « combien » de gouvernance. C’est une question politique et philosophique de première importance. Mais elle oppose, durablement, diverses conceptions des sociétés humaines et de la conduite de l’économie. Entre les libéraux et les interventionnistes, entre les partisans d’une économie de marché pure et dure et ceux d’une régulation sans laquelle, à leurs yeux, l’optimum ne peut être atteint. Je ne m’y étendrai pas pour une raison simple : les plus libéraux eux-mêmes partagent le diagnostic de l’insuffisance de la gouvernance globale que je faisais à l’instant.

Et je leur cède volontiers de ce point de vue un principe fondamental de l’ordre démocratique : la gouvernance doit être de préférence locale et, si nécessaire seulement, prendre des formes plus éloignées des groupes humains qu’elle doit servir. L’intérêt général n’est général que s’il a besoin de l’être. C’est ce que Saint Augustin puis Althusius ont appelé le principe de subsidiarité. Partons donc de ce bon principe, et ne nous montrons disposés à davantage de global en matière de gouvernance que si la preuve de cette nécessité pour le bien commun peut en être faite.

Reste alors la question du comment. Elle est, à mes yeux, essentielle. Comment gérer mieux des interdépendances ? Ce débat agite la communauté internationale en permanence. Il suffit de considérer les débats sur la réforme du système des Nations Unies. Ou, plus prosaïquement, la montée des schémas de gouvernance régionale sur les continents de notre planète : MERCOSUR, communauté andine, communauté des Etats d’Amérique centrale, communauté des Etats d’Afrique occidentale, communauté des Etats d’Afrique centrale, COMESA, SADEC, Union africaine; SARC et ASEAN. Il me suffit aussi de rappeler les centaines de fois où j’ai été questionné, durant ces cinq dernières années sous toutes les latitudes et longitudes, sur l’expérience de la construction européenne, et sur les leçons à en tirer.

Je vais vous livrer ma réponse à ces questions, et les conclusions que j’en tire à ce stade. En essayant d’abord de vous décrire aussi simplement que possible le paradigme de l’intégration européenne. Puis de caractériser, en comparaison, les prémices d’intégration mondiale tels que je les perçois aujourd’hui. Pour en tirer, pour finir, quelques enseignements pour l’action. En reprenant, en quelque sorte, la méthode, l’approche qui firent le succès de Gunnar Myrdal.

Le trépied de la gouvernance européenne

Dessiner le paradigme européen en quelques traits n’est pas chose aisée. Mais du point de vue qui nous occupe ce soir, c’est néanmoins de là qu’il faut partir. La construction européenne est en effet l’expérience de gouvernance supranationale la plus ambitieuse qui ait été tentée à partir de l’ordre existant au XIXè siècle, celui des Etats nations souverains au plan domestique. Et au plan international, celui du concert de ces mêmes Etats nations nouant ou dénouant alliances ou obligations au gré de leur volonté. La construction européenne comme laboratoire d’une gouvernance différente, c’est ce que je vous propose d’observer quelques instants.

Non sans quelques précautions d’ordre méthodologique qu’il me faut rappeler pour que notre observation puisse être analysée et interprétée à bon escient.

Première précaution : la construction européenne est un processus en cours. Il n’est achevé dans aucune de ses dimensions : ni celle de la géographie, sa surface en quelque sorte. Ni celle des compétences conférées à l’Union européenne, sa profondeur. Ni dans le sentiment d’identité, ciment des sociétés humaines, celui qui fait d’un espace politique disponible un espace habité par l’appartenance et le désir de participer à une œuvre collective. En mouvement, ce processus n’est pas non plus stabilisé comme en témoignent les débats récurrents tels celui auquel nous assistons à propos de la ratification du projet de traité constitutionnel signé l’an dernier par les vingt cinq Etats membres actuels. Et qui ne constitue qu’une étape.

Deuxième précaution : la construction européenne est un processus spécifique. Pour reprendre la métaphore du laboratoire, il se déroule dans des conditions de température et de pression particulières qui sont celles du continent européen. Celles de son histoire ravagée par les conflits. Celles de sa géographie et de ses climats. Celles de ses héritages culturels et religieux.

Et je m’en voudrais de céder à une tentation maintes fois critiquée par d’autres peuples, par d’autres civilisations, celle de l’ « euromorphisme » qui consiste à prêter une valeur universelle à ce qui n’est qu’une partie de la réalité de notre monde.

Ces précautions étant prises, comment caractériser ce qui s’est passé depuis cinquante ans dans ce laboratoire ? Beaucoup s’y sont essayés avant moi et les analyses ne manquent pas. Les plus brillantes, à mon sens, ne viennent d’ailleurs, pas d’Europe mais des Etats-Unis. Je pense notamment à l’apport de Stanley Hoffman. Mais elles pêchent, selon moi, en ce qu’elles demeurent le plus souvent cantonnées à l’intérieur de disciplines spécifiques : la science économique (l’intégration des marchés, les effets de dimensions, la notion de zone « optimale ») ; la science politique (les rapports entre l’espace primaire – celui des Etats membres – et l’espace politique encore secondaire que constitue celui de l’Union, dans le rapport entre les élections européennes et la vie politique nationale) ; l’approche institutionnelle ( l’articulation constitutionnelle entre les compétences nationales et celles qui sont conférées à l’Union) ; voire même l’approche des sciences humaines (sociologie, philosophie politique – je pense à Habermas – ethnologie ou anthropologie dans des temps plus récents). Toutes ces approches aident, certes, à comprendre, à éclairer les processus en cours. Mais je crois qu’elles omettent l’essentiel ; ce qui fait la chimie particulière de cette intégration, ce qui en produit le caractère particulier :

- une interdépendance voulue,
- une interdépendance définie
- une interdépendance organisée.

Une interdépendance, à la fois, voulue, définie, organisée.

C’est ce trépied qui confère à la gouvernance européenne ce trait unique dans notre histoire : une intégration non hégémonique, pacifique, sans contrainte, sans violence. A la fois voulue, définie et organisée, disais-je. J’insiste sur ce « à la fois ». Comprendre la gouvernance européenne telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent, c’est comprendre que ces trois éléments sont indissociables. Tellement indissociables que la présence de deux de ces éléments produit systématiquement l’apparition du troisième comme j’essaierai de le démontrer dans un instant, exemple à l’appui. Une interdépendance, donc, voulue, définie et organisée qui réunit les trois ingrédients : le premier, la volonté politique d’intégration ; le second, un accord sur l’objectif à atteindre (et vous serez d’accord avec moi qu’une chose est de vouloir le mouvement et une autre d’en définir l’objectif commun) ; et le troisième une machinerie de procédures ou d’institutions capable de produire et d’assurer la gouvernance des résultats escomptés.

Prenons, pour nous expliquer, quatre exemples de cette catalyse. Dans l’ordre chronologique : le charbon et l’acier dans les années cinquante, la politique commerciale extérieure dans les années soixante ; le marché intérieur dans les années quatre vingt, l’euro dans les années quatre vingt dix.

La communauté européenne du charbon et de l’acier est née d’une volonté politique de dépasser deux guerres européennes qui avaient contaminé le monde. Elle fut exprimée par des hommes obsédés par l’idée d’enraciner la paix dans ce que Robert Schuman appela des « solidarités de fait ». Ils inventèrent un point d’application concret , un objectif incarnant cette volonté en mettant en commun deux piliers essentiels des économies de l’époque : le charbon et l’acier. C’est la force de ces deux premiers éléments (la volonté, l’objectif) qui a permis l’audace sur le troisième : la création d’une institution supranationale « sui generis » (la Haute Autorité de la CECA). G. Myrdal lui-même a souligné cette audace lors de la conférence qu’il donna le 25 février 1954, au Bedfort College, à Londres, sur le thème « réalités et illusions des organisations intergouvernementales ».

Second exemple : la politique commerciale. Dans cette matière, la volonté politique résultait du choix de donner à la communauté économique créée en 1957 la forme d’une union douanière. Elle était suffisamment manifeste pour que les arrangements institutionnels prévoient, dès l’origine, l’adoption des décisions à la majorité. Mais l’objectif, le projet commun, c'est-à-dire l’ouverture progressive à l’échange international dans tous les domaines, fut âprement discuté au cours des décennies suivantes, entre les Etats membres dont la tradition était libérale et ceux dont la tradition était plus protectionniste. Ce n’est qu’au cours des dix dernières années que le trépied a été stabilisé en faveur d’une politique d’ouverture systématique, accompagnée de règles pour assurer une répartition équitable des bénéfices au jeu des avantages comparatifs. Et avec quelques secousses encore, de nos jours, en matière agricole, ce dont Genève fut un théâtre récent en juillet dernier lors de l’adoption de l’accord à mi parcours du Doha Development Round.

Troisième exemple : le grand marché intérieur pour 1992 lancé par Jacques Delors en 1985. On retrouve les mêmes éléments :une volonté politique, faisant suite à une période difficile, un fort soutien par des leaders nationaux résolus (François Mitterrand, Helmut Kohl, Margaret Thatcher, Felipe Gonzalez, Giulio Andreotti pour n’en citer que quelques uns). Un objectif précis et décidé en tant que tel (en l’espèce la disparition des frontières intérieures pour les biens, les services, les capitaux, les personnes). Et, au nom de la volonté et de l’objectif agréé, et une fois cet objectif agréé, une réforme institutionnelle majeure faisant basculer la prise de décision en matière de réalisation du marché intérieur de l’unanimité à la majorité.

Quatrième et dernier exemple, le plus récent dans le domaine économique : l’euro. Ici encore on trouve les traces d’une volonté politique dans les années soixante. Elle s’affermit progressivement en réaction aux secousses monétaires mondiales des années soixante dix. Elle prend une forme concrète vers 1990 lorsque les débats initiés vingt ans plus tôt sur l’intérêt, l’objectif , la forme d’une union monétaire sont conclus. Lorsque l’expérience du « serpent » puis du système monétaire européen atteint ses limites, lorsque l’incompatibilité entre un marché unique, la libre circulation des capitaux et des politiques monétaires indépendantes est reconnue, lorsque la stabilité monétaire est adoptée par tous les participants comme l’objectif de la politique monétaire. Choix d’importance dont on ne peut dire qu’il ait été décidé « in petto », même si Joseph Stiglitz l’a critiqué l’an dernier à la place que j’occupe ce soir. Si l’on admet que la volonté politique et la définition de l’objectif ont dû mûrir durant vingt ans, force est d’observer qu’une fois ces deux éléments réunis, le cadre institutionnel nécessaire a été accouché en quelques mois. Ce qui n’était pas rien, le nouveau né « banque centrale » étant de constitution nettement plus fédérale que ses frères et sœurs aînés que sont la Commission européenne, le Parlement européen ou la Cour de Justice de Luxembourg.

Ces quatre exemples témoignent, clairement, je crois, de l’existence de ce trépied que j’évoquais tout à l’heure : une interdépendance suffisamment voulue et définie pour être organisée.

Pour finir, je l’espère, de vous en convaincre, prenons deux exemples a contrario puisés dans un mobilier européen plus bancal que les solides trépieds que je viens de citer : la gouvernance macroéconomique et la politique étrangère et de sécurité.

En matière de gouvernance macroéconomique, la volonté politique est limitée, l’accord sur un policy mix est douteux et, par voie de conséquence, les arrangements institutionnels médiocres et instables. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, dès lors que le pas vers une monnaie unique a été franchi par beaucoup d’Etats membres, celui vers une intégration des décisions concernant les politiques économiques ne l’a pas été. Le Rubicon qui sépare la coopération intergouvernementale d’une harmonisation n’a pas été franchi. Quant à l’objectif à atteindre, si c’était le cas, il reste allusif, et demeure masqué derrière le concept, discutable, à mon avis, qui associe une politique monétaire unique à des politiques économiques qui demeurent nationales. Les arrangements institutionnels de leur côté, et on n’en sera pas surpris, demeurent flous.

D’abord parce que les responsabilités respectives des gouvernements nationaux, de la Commission européenne, et du Conseil « ECOFIN » qui réunit les ministres de l’économie et des finances des Etats membres sont peu ou mal définis. Il en va de même pour le dialogue entre la Banque Centrale Européenne et les éléments de gouvernement économique épars mis en place depuis 1992 et que le récent projet de traité constitutionnel ne modifie qu’à la marge. Ensuite parce que les procédures adoptées à défaut d’arrangements institutionnels solides ont montré leurs faiblesses. Je veux parler du pacte de stabilité et de croissance censé éviter les facilités budgétaires de passagers clandestins et dont nous savons les déboires. Ou encore des grandes orientations de politique économique qui sont décidées annuellement, mais qui restent largement théoriques et sans effet réel sur les marges de manœuvre nationales.

Deuxième exemple a contrario : la politique étrangère et de sécurité où, là aussi, aucun des trois éléments du trépied n’a encore été consolidé, même si le projet de traité constitutionnel offre quelques espoirs du côté des institutions avec la création d’un ministre des affaires étrangères de l’Union et l’embryon d’une diplomatie européenne. La volonté politique demeure allusive, notamment en raison du rôle que certains Etats membres n’entendent que difficilement partager avec des partenaires dont les traditions d’influence ou la position dans les instances internationales ne sont pas commensurables. L’objectif, et plus particulièrement la direction ou la nature de l’influence à exercer sur les pays tiers, sont encore mal définis. Je reconnais volontiers que l’intégration est inévitablement plus difficile dans un domaine comme celui de la politique étrangère où il est question de partager aussi ce que l’on est, en quelque sorte, que dans un domaine où il s’agit de partager d’abord ce que l’on a, comme en matière économique. Partager un marché, une conjoncture, de la croissance ou des évolutions économiques, est plus naturel dans un système économique qui se globalise que de partager une forme d’identité, des rêves, ou des cauchemars, qui sont la matière première d’une politique étrangère et de sécurité.

Pour conclure sur ce survol rapide de ce qui fait, selon moi, l’essence de la gouvernance européenne, c'est-à-dire la concomitance de la volonté, du but à atteindre, et des institutions nécessaires, je voudrais souligner que, contrairement à une idée répandue, c’est bien cette concomitance qui est décisive, et non l’originalité des méthodes de gouvernance utilisées en l’occurrence. Non que je sous estime le saut technologique réalisé en matière de gouvernance par la construction européenne dès ses débuts. La primauté du droit communautaire sur le droit national, la création d’une institution supra nationale comme la Commission européenne à laquelle on confère un monopole dans l’initiative législative et réglementaire, une Cour de Justice dont les décisions s’imposent aux juges nationaux sont autant d’éléments, pour n’en citer que quelques uns, qui pris ensemble, font de l’Union européenne une entité économique et politique radicalement nouvelle dans le paysage de la gouvernance internationale. Mais cette créature sans précédent n’a pu naître seulement de ces innovations. Pour indispensables et indiscutables qu’elles soient, ces innovations institutionnelles demeurent inséparables des conditions qui les ont vu naître. C’est l’accord sur le fond qui permet l’accord sur la forme. C’est la destination du véhicule et le confort qu’il offre à ses passagers qui déterminent la motorisation institutionnelle, même si nous savons que le moteur demeure une pièce essentielle du dispositif.

Ayant ainsi caractérisé, du point de vue qui nous occupe ce soir,les grands traits de ce que j’ai appelé tout à l’heure le paradigme européen, tentons maintenant de dresser l’état des lieux en matière de gouvernance mondiale.

Le triangle de la gouvernance globale

Disons d’emblée que par rapport à l’objet que je viens de décrire comme un trépied, la gouvernance globale d’aujourd’hui tient plutôt du triangle. Et, pour conserver la même grille d’analyse, je voudrais expliciter ce diagnostic en examinant successivement les trois ingrédients que je viens de mettre en valeur dans le cas de l’expérience européenne.

La volonté politique d’abord. Existe-t-elle au niveau global ? la réponse est positive dans un certaine mesure. Mais cette mesure est modeste. La reconnaissance de la nécessité de la coopération internationale est, certes, ancienne. Elle s’est manifestée de manière croissante au cours du dernier siècle et a connu des poussées fortes à la fin des deux conflits mondiaux qui ont secoué la planète. Une première fois après 1918. Mais cette volonté a rapidement vacillé pour laisser place à l’horreur que nous venons de commémorer à Auschwitz. Une seconde fois à partir de 1945. Pour s’effacer durablement durant la guerre froide. Sans toutefois disparaître comme en témoigne votre organisation, la commission économique des Nations Unies pour l’Europe, qui demeura, durant ces longues années, un foyer de coopération et de résistance à la division du monde en deux blocs. La volonté politique a repris vigueur depuis la fin du communisme. Mais, reconnaissons-le, de manière variable selon les sujets. Une volonté en pointillés en quelque sorte. Plus manifeste en matière de sécurité qu’en matière de développement. Plus affirmée en matière de finance qu’en matière d’environnement. Plus évidente en matière de libéralisation des échanges marchands qu’en matière de libre circulation des personnes. Plus élaborée en matière économique qu’en matière de justice. Sans doute ces variations s’expliquent-elles par une appréciation qui diffère selon les peuples de la planète et leurs représentants, des bénéfices d’une œuvre commune d’un côté et des risques encourus en l’absence de coopération de l’autre. Si la sécurité est aujourd’hui au premier rang de l’agenda international, c’est que nous savons mieux, désormais, ce qu’il en coûte de laisser proliférer des armes, de laisser des guerres gangrener telle ou telle partie de nos continents, de laisser les réseaux terroristes tisser leur toile sur le malheur et la vindicte des hommes. Mais l’examen de la réalité oblige à constater que la volonté, même dans ce domaine prioritaire, est davantage affichée qu’avérée. A fortiori dans des domaines comme le développement des pays les plus pauvres qui tient une place encore modeste dans les préoccupations électorales des démocraties développées. Ou comme l’environnement où la conscience des devoirs à l’égard des générations à venir n’est que minoritaire chez les électeurs – consommateurs des contrées les plus riches, et, on le comprend mieux, parmi les populations qui luttent pour leur propre survie. Ou encore, en matière de justice internationale, où l’existence d’un procureur public international, et la possibilité de sanctions que les murailles des droits nationaux ne sont plus en mesure d’arrêter, choquent encore bien des esprits.

Si je prends ces trois exemples, le développement, l’environnement et la justice internationale, c’est pour illustrer mon diagnostic sur une volonté politique encore modeste. Mais aussi pour illustrer ce qui, petit à petit, contribue à changer cet état de fait. Je veux parler de la présence croissante de la société civile. Comme si, dans les interstices du système international actuel, une mobilisation de volontés individuelles, des coalitions de mouvements divers venaient, à la faveur de la révolution des technologies de l’information, et de l’importance croissante des medias, suppléer la volonté exprimée par les Etats. Cependant, quels qu’en soient les développements, cette énergie politique n’est pas une énergie de substitution. Même si les appels à « faire quelque chose » se font davantage entendre, le dernier mot dans l’expression de la volonté reste aux Etats et c’est là que réside la réponse et, pour l’instant, la limite.

Comment expliquer cette limite qu’il faut bien constater dans le développement d’une volonté politique internationale ? L’explication que je voudrais vous soumettre tient en un mot : la méfiance. Les Etats nations persistent, dans une large mesure, à faire de la méfiance le fondement de l’ordre international. Je compte dans cette salle nombre de diplomates de mes amis et les circonstances comme les règles de la bienséance me portent à la prudence avec celles et ceux que je connais moins. Mais je ne crois pas me tromper en avançant que le code diplomatique comporte un principe que Metternich et Talleyrand sont connus pour avoir mis en forme. Ce principe dispose que « ton pays n’a ni ami ni ennemi éternel ». Autrement dit que les engagements, obligations, accords, contrats entre Etats nations doivent demeurer réversibles. « Bien ou mal, mon pays » dit l’adage anglais. Et je cite, à dessein, un pays membre de l’Union européenne… Où chercher la racine de cette méfiance ? Dans la crainte de l’hégémonisme, je crois. C’est là que réside ce qui bride actuellement le développement du pôle de volonté politique de notre triangle.

Je vous propose, à ce stade de mon développement, d’en prendre acte et de passer à l’examen du second.

Ce second pôle, je le rappelle, consiste en la formulation d’objectifs communs qui sont autant de points d’application de l’énergie de la volonté collective lorsqu’elle se fait jour. Et sans lesquels le passage de la volonté à la réalité ne se fait pas.
Comment se dessine, de ce point de vue, le paysage mondial d’aujourd’hui ? Vallonné, dirais-je. Dominé par des hauteurs plus visibles que par le passé, mais aussi creusé de dépressions, de dissensus qui restent profonds entre les participants du système international.

Je compterai au nombre des objectifs communs qui ont progressivement fait surface, ceux que les conférences internationales ont retenu dans les domaines les plus divers depuis plusieurs décennies : l’environnement, la santé, le développement, les droits sociaux fondamentaux, les droits des femmes, la protection de l’enfance, le désarmement. Et si l’on veut une mesure de cette émergence progressive, considérons les huit objectifs du millénaire tels qu’ils ont été formulés par les Nations Unies. Huit objectifs concrets, et je souligne le mot « objectifs » à échéance 2015, auxquels nous avons tous souscrit. Plus articulés, plus ramassés, plus visibles, plus repérables que les multiples résolutions adoptées précédemment. Le crédit de ce saut qualitatif revient largement au Secrétariat Général de l’organisation des Nations Unies, et plus particulièrement à Kofi Annan. Nous savons les efforts qu’il a déployés pour faire naître un consensus sur ce qui est désormais la feuille de route internationale la plus complète qui ait existé. Ces objectifs possèdent une vertu essentielle: ils matérialisent les interdépendances. En mettant au premier rang la lutte contre la pauvreté et les objectifs du développement, ils articulent, en matière de santé, ou en matière d’éducation pour ne prendre que ces deux exemples des conditions qui révèlent ce que Gunnar Myrdal et ses collègues appelaient une « fonction d’utilité », instrument crucial en matière de gouvernance.

Rangeons, donc, ces objectifs du millénaire parmi les hauteurs des reliefs de notre paysage. Mais voyons aussi les creux, les manques, les failles dans des domaines où un consensus sur des objectifs communs demeure lointain. J’en prendrai trois exemples.

Le premier concerne l’énergie. Marché globalisé s’il en est. Domaine dans lequel nous savons que les énergies fossiles sont épuisables. Secteur où les progrès de la technologie n’ont pas encore démontré l’existence de sources nouvelles capables de franchir les limites vers lesquelles nous allons. Nous savons tous que la consommation d’énergie par tête aux Etats Unis, en Europe ou au Japon appliquée à la population de la Chine ou de l’Inde produit un résultat impossible. Pour autant, un accord sur des objectifs communs, même intermédiaires, demeure manifestement hors de portée.

Le second exemple concerne la solidarité financière, ou, plus précisément la place à donner à l’aide publique au développement. Mais le débat se poursuit à la fois sur l’objectif à atteindre et sur la manière d’y parvenir. Débat sur les montants. Débat sur l’idée d’un prélèvement ou d’une taxe mondiale destinée à stabiliser des ressources publiques permanentes. Débat sur la place à accorder à l’effacement de la dette. Que l’impôt et la redistribution au sein d’une communauté humaine soient au cœur des mécanismes de gouvernance ne surprendra pas. Que le volume de cette redistribution soit le bon indice de la solidarité est plus discutable.

De ce point de vue, les thèses de Gunnar Myrdal, qui ont marqué les systèmes d’Etat providence de son époque ne sont plus majoritaires aujourd’hui, en tout cas pas au niveau mondial. Reconnaissons-le : aujourd’hui un accord sur un objectif de redistribution entre les plus riches et les plus pauvres de notre planète ne va pas de soi.

Mon troisième exemple des difficultés qui subsistent à définir des objectifs communs concerne les biens publics mondiaux. Biens publics entendus comme des biens que la gouvernance globale se donnerait pour objectif de promouvoir ou de défendre collectivement, au nom de l’intérêt bien compris de tous. Les économistes ont démontré que de tels biens collectifs se définissent par deux critères : l’absence de rivalité dans la consommation (ma consommation ne diminue pas celle du voisin) et la non exclusion des consommateurs potentiels (dès lors que le bien est produit, on ne peut pas m’interdire d’en profiter) L’eau, les ressources halieutiques, les routes maritimes, la couche d’ozone, les forêts tropicales, la sécurité des marchés financiers, la santé figurent-elles au nombre des domaines qu’une gouvernance doit considérer comme des biens publics ? Le seul énoncé de cette courte liste vous donne une idée du chemin qui reste à parcourir pour sélectionner des objectifs dans ce domaine.

Volonté, objectifs. Ces deux premiers pôles du triangle de la gouvernance mondiale ne s’esquissent, on l’a vu, que très progressivement. Il en va de même pour le troisième, les institutions. Pour l’essentiel, les arrangements institutionnels de la société internationale actuelle, c'est-à-dire ce qui existe aujourd’hui en matière de gouvernance globale, demeurent dans l’ordre intergouvernemental. Même si, ça ou là, des éléments de gouvernance de nature plus « communautaire » sont apparues. Mais par rapport à l’expérience en cours dans le laboratoire européen que j’ai décrite tout à l’heure, la scène mondiale reste très largement inscrite dans ce que l’on a appelé l’ordre westphalien, celui du concert des Etats nations.

Enoncer ce propos ici, à Genève, peut paraître paradoxal. Nous y sommes entourés d’organisations ou d’institutions internationales, et notamment de membres de la famille des Nations Unies, pour ne pas parler de celles de Bretton Woods qui siègent à Washington, ou encore, d’organisations moins célèbres, sinon moins influentes dont la vocation est plus technique ou sectorielle. Le nombre de ces organismes est considérable et beaucoup d’entre vous, qui y représentez vos Etats, êtes aux prises avec l’ampleur et la variété des sujets que vous y discutez et des tâches que vous y accomplissez.

Vous connaissez aussi bien voire mieux que moi, les débats en cours, qu’il s’agisse de celui sur la cohérence, où de celui sur la réforme des organes dirigeants des Nations Unies, et plus particulièrement celle du conseil de sécurité tel qu’il a été construit, il y a bientôt soixante ans.

Le débat sur la cohérence est au cœur de la question des arrangements institutionnels dans la gouvernance globale. D’un côté, le principe de la prééminence des Etats nations, sujets souverains et égaux de l’ordre international. De l’autre, la réalité d’institutions internationales spécialisées, dans tel ou tel domaine particulier de la gouvernance et qui peinent à articuler leurs missions ou leurs décisions.

Ainsi, si l’on en croit le principe, la question de la cohérence ne se pose pas.

Mais si l’on observe la réalité, la réponse est différente.

Car, le principe veut que dans les relations internationales d’aujourd’hui et dans les institutions qui les structurent, la légitimation se joue à la seule échelle de l’Etat. Dit autrement : une fois la légitimité construite et validée au sein de l’Etat nation, on affirme ensuite par hypothèse son transfert automatique au niveau supérieur, celui de l’organisation dont cet Etat nation est membre. La cohérence interne propre à chacun des Etats membres serait donc « transférée », en quelque sorte par transitivité, au niveau des organisations auxquelles ils appartiennent. Puisque l’Etat est juridiquement un et souverain, les positions qu’il adopte au sein de chaque institution, organisation ou assemblée internationale seraient nécessairement cohérentes entre elles, comme les déclinaisons multiples d’une seule et même parole.

Et comme il en va de même pour chaque Etat, il ne fait pas de doute que la somme des positions adoptées pour l’ensemble des Etats dans l’ensemble des fora internationaux produira finalement une représentation d’ensemble symphonique de chacune des partitions nationales.

Voici pour la théorie. Je n’aurai pas de mal à vous convaincre que cette belle harmonie se fait rarement entendre dans la réalité, et que, dans la vie de tous les jours, la vôtre, la réunion de souverainetés nationales au sein du concert des nations ne produit pas cette cohérence que la théorie voudrait naturelle.

De manière pragmatique, c'est-à-dire sans remettre en cause les fondements théoriques du système international actuel, diverses formules ont été tentées depuis les années soixante dix : les sommets des pays industrialisés (G7/G8), plus récemment le G 20 (je veux parler de celui qui réunit les ministres de l’économie et des finances), pour ne citer que quelques uns des membres de l’innombrable famille des « G », arrangements informels destinés à remédier aux impasses techniques et juridiques que je viens de décrire.

A mi chemin entre le formel et l’informel, je mentionnerai aussi les propositions qui visent à introduire cette cohérence dans la réorganisation des organes dirigeants des Nations Unies : conseil de sécurité économique et social tel que proposé par Jacques Delors voici dix ans ; conseil du développement durable, (au sens économique, social et environnemental) suggéré par d’autres.
Quel que soit leur état d’avancement, ces débats sur l’organisation à donner à la gestion des interdépendances, mettent en valeur, je crois, deux aspects de ce troisième pôle de notre triangle.

Le premier est le caractère insatisfaisant de la situation actuelle. Trop de « local », en quelque sorte, en matière institutionnelle pour traiter de problèmes plus globaux que par le passé. Je n’y reviens pas.

Le second explique et, peut-être, justifie la modestie des changements réalisés ou envisageables en la matière : il ne s’agit pas seulement d’efficacité, mais aussi de légitimité. Si l’on doit reconnaître les insuffisances d’un système fondé, je l’ai dit, sur la théorie de la souveraineté des Etats nations, cette théorie présente l’avantage de fournir une réponse stable et éprouvée à la question de la légitimité : la légitimité réside dans les Etats nations souverains et par conséquent égaux, et la remplacer en remettant en cause ce principe, comporte des risques considérables au regard de ce que j’ai appelé tout à l’heure la crainte de l’hégémonie, que l’histoire a enraciné dans nos cultures.

Je terminerai sur ce troisième pôle du triangle, le pôle des arrangements institutionnels en ajoutant ceci : entre la souveraineté des Etats nations et un ordre supranational improbable, à supposer qu’il soit souhaitable, se construit petit à petit un espace intermédiaire qui comporte des éléments de « communautarisation » du droit international actuel. J’ai déjà parlé de la charte des Nations Unies. Mentionnons ici ce que les juristes appellent le « jus cogens » qui a d’ores et déjà érigé un certain nombre de normes impératives du droit international. Des normes, en quelque sorte, que les Etats ne peuvent désormais plus écarter au nom de leur souveraineté. Dans notre paysage durablement surplombé par l’Etat nation et ses arrangements entre nations (inter-nationaux) apparaissent donc aussi, lentement, quelques éléments de communauté.

J’y reviendrai dans un instant lorsque j’aborderai les leçons que je suggère de tirer de cette comparaison, entre l’espace européen et l’espace mondial. Mais avant d’y venir, je voudrais évoquer un domaine, dans l’ordre international, qui se distingue de tous ceux que je viens de mentionner, je veux parler du commerce international.

Le système commercial multilatéral, une exception ?

Si je souhaite évoquer ce sujet, ce n’est pas pour vous surprendre. Vous vous y attendiez sans doute ! Mais plutôt pour souligner combien, du point de vue qui est le nôtre ce soir, la gouvernance du commerce international se distingue, par sa sophistication, du paysage somme toute encore primaire que dessinent les autres compartiments de la gouvernance internationale. Si nous reprenons notre grille d’analyse à trois éléments, force est de constater que le système commercial multilatéral présente, au regard de chacun de ses trois éléments, des traits remarquables.

La volonté politique y est manifeste, et depuis longtemps. Elle s’est d’abord forgée dans le constat des effets négatifs du protectionnisme sur nos économies à diverses périodes de l’histoire récente, et notamment dans l’entre deux guerres. Ensuite sur le constat des effets positifs de l’ouverture des échanges depuis cinquante ans. Nous connaissons pourtant les difficultés auxquelles se heurte l’expression de cette volonté dans la politique intérieure des Etats. Vue au travers du prisme de nos vies politiques nationales, l’ouverture des échanges recèle une asymétrie redoutable aux yeux du public : d’un côté les bénéficiaires en sont nombreux et, le plus souvent, ignorants, donc silencieux ; de l’autre, celles et ceux qui subissent les effets des transformations que l’échange apporte aux structures économiques et sociales en ont une conscience aiguë. Ce qui les conduit, rationnellement, à s’organiser pour préserver des situations menacées. Cette équation politique particulière, dans laquelle la variable « bénéfice » est affectée par un coefficient de faible montant et la variable « coût » par un coefficient important est bien connue de tous les négociateurs commerciaux en position de responsabilité politique.

Je dirai, pour me faire comprendre, qu’on est plus aisément applaudi en parlant des exportations que des importations.

Et pour me faire encore mieux comprendre, que c’est particulièrement vrai lorsqu’un négociateur commercial comparaît devant une assemblée d’exploitants agricoles ! Malgré ce handicap, parfois lourd à remonter, la volonté politique est là, avec, bien sûr, ses oscillations ou les cycles autour d’une tendance dont, je crois néanmoins, qu’elle est établie.

Deuxième sommet du triangle, l’objectif à atteindre est sans doute moins net. Au moins dans son caractère global. Mais s’il n’existe pas d’objectif « zéro protection », des objectifs intermédiaires ont été fixés et atteints à l’occasion des cycles de négociations commerciales multilatérales. De fait, ces cycles de négociations se sont renouvelés sur un rythme décennal depuis les années cinquante. Le consensus sur ces objectifs à atteindre a lui-même, simultanément, mûri au fur et à mesure que le nombre des participants à l’échange commercial international allait croissant, et que la capacité des moins développés d’entre eux à peser dans les négociations augmentait.

La base des accords actuels me parait résider dans ce que j’ai appelé voici un mois devant le conseil général de l’OMC le « consensus de Genève ». Ce consensus porte sur le poids respectif qu’il convient de conférer, si l’on veut donner la priorité au développement, à la libéralisation économique, à l’aide publique internationale, et à la mise au point de règles multilatérales. Selon les termes de ce « consensus de Genève », l’ouverture commerciale est nécessaire ; elle n’est pas suffisante. Elle implique aussi de l’assistance. Pour aider les pays les moins développés à construire leur offre et donc les capacités de production et de logistique adéquates. Pour accroître leur capacité à négocier et à mettre en œuvre les engagements souscrits au sein du système commercial international. Pour faire face aux déséquilibres créés, comme je viens de le dire, entre les gagnants et les perdants de l’ouverture commerciale et qui sont d’autant plus dangereux que les économies, les sociétés et les pays sont plus fragiles. Quand à la nécessité de règles destinées à assurer un jeu équitable dans l’utilisation des avantages comparatifs, elle fait l’objet d’un accord même si le périmètre exact des règles à adopter fait encore débat.

Le troisième élément du triangle, le volet institutionnel se distingue, lui aussi, en ce qu’il est plus élaboré, du point de vue de la gouvernance, que ses semblables dans le système international.A l’OMC, la production « législative » est régie par des procédures éprouvées même si celles-ci peuvent être améliorées, comme vient de le suggérer le groupe de sages présidé par Peter Sutherland. Mais c’est surtout l’existence d’un mécanisme de règlement des différends qui confère aux règles agréées au sein de l’organisation mondiale du commerce une portée d’obligation particulièrement contraignante pour ses membres. Dès lors que le non respect des règles peut faire l’objet d’un litige, que les parties aux litiges sont contraintes d’accepter la décision de personnalités nommées à cet effet, faute de quoi des sanctions pourront être mises en œuvre, un pas considérable a été franchi. Cette mutation, réalisée lors de la transformation du GATT en OMC voici dix ans, a d’ailleurs eu pour effet de conférer à l’OMC une visibilité qui n’est pas sans inconvénients. Pour beaucoup de critiques, l’existence de sanctions fait du commerce un domaine qui primerait sur d’autres champs de gouvernance internationale, par exemple, en matière de santé, d’environnement, de droits sociaux fondamentaux. Doù une critique de nature systémique qui rejoint des critiques plus classiques sur le primat de la marchandise dans l’échange entre pays ou sociétés. La démonstration a été faite, que l’organe de règlements des différends n’a jusqu’à présent pas fait prévaloir la règle commerciale sur d’autres règles multilatérales. Sans, pour autant, convaincre ceux qui dénoncent ce qu’ils perçoivent comme un déséquilibre dans la gouvernance.

Pour en terminer sur ce point, soulignons que la question de la cohérence, que j’ai développée tout à l’heure, est aussi plus avancée autour du système commercial multilatéral que dans d’autres domaines. Non pas qu’elle puisse être considérée comme satisfaisante, loin de là. Mais les Etats membres de l’OMC ont donné au directeur général de l’organisation un mandat pour ce qui concerne les relations avec le FMI et la Banque Mondiale qui demeure une originalité. Ce qui commence lentement, à produire ses effets si l’on en croit la création du « mécanisme d’intégration commerciale » au FMI, ou les nouveaux développements des programmes de la Banque Mondiale en matière d’ouverture commerciale.

Si j’ai pris soin de souligner le caractère spécifique de la gouvernance commerciale multilatérale, c’est pour mieux faire apparaître que ce caractère constitue actuellement l’exception plutôt que la règle dans un système international qui n’a pas connu de mutation fondamentale dans sa gouvernance, contrairement à ce qui se passe sur le chantier européen depuis cinquante ans. Et je rappelle, que, malgré ses traits particuliers, l’OMC demeure une organisation intergouvernementale, « conduite par ses membres », et que personne n’a suggéré qu’il en soit autrement. A l’OMC, comme dans le reste du système international, pas de supranational.

Quelques enseignements

Je terminerai mon propos en tentant d’élaborer, à partir de la juxtaposition entre l’état de la construction européenne et celle de la gouvernance mondiale à laquelle j’ai procédé, quelques enseignements pour les femmes et les hommes d’action que vous êtes.
Ces enseignements sont au nombre de cinq.

La première leçon nous dit que l’ouverture implique la coopération internationale. Telle Janus, la globalisation qui a fait irruption dans nos vies quotidiennes possède deux faces. L’une, souriante, fait de l’ouverture une vertu, et de l’échange économique, social, culturel, un progrès, une source d’innovation, une occasion de dialogue, de compréhension. La seconde, grimaçante, fait de l’ouverture une menace qui pèse d’abord sur les plus faibles, une poussée irrésistible qui détruit les identités, une loi d’airain d’un capitalisme de marché sans frein. La libre circulation des biens, des services, des capitaux, des personnes ne serait, dès lors, qu’une guerre qui ne dit pas son nom entre entités nationales, entre firmes multinationales, voire entre civilisations. Le libre jeu des avantages comparatifs en matière économique, cher à Gunnar Myrdal ne serait qu’illusion aussi longtemps que des normes, des standards, ou des règlementations adoptées par des puissances publiques nationales exercent sur l’échange des effets de distorsion. Cette face de la globalisation, c’est celle de Hobbes. Pas l’autre, celle de Kant qui rêvait d’un cosmopolitisme tempéré.

La globalisation est comme un torrent. Ses eaux tumultueuses charrient un limon précieux pour la croissance et le progrès humain, mais elles sont aussi capables de violence économique et sociale. Pour canaliser ce courant, il faut construire les digues de la coopération, maîtriser la mondialisation, gérer les interdépendances qui se développent à chaque instant par les marchés,les systèmes de production, les technologies de communication et d’information, les migrations. On pourrait, à la limite, formuler cette première leçon comme un théorème : plus l’ouverture progresse, plus la coopération s’impose. Sous une hypothèse qu’il me faut rappeler et qui est celle qui nous réunit comme elle unit désormais les européens : le goût de la paix. Et avec une priorité, éprouvée en Europe, qui est l’intégration économique car c’est celle que nos économies de marché portent le plus aisément. L’ALENA sur le continent américain en est un autre exemple.

Inscrire le principe de coopération dans le marbre de nos lois internationales, et commencer par l’économie, première leçon.

Deuxième leçon : cette coopération a besoin de volonté, d’énergie politique autour d’une ambition de projets communs, pour vaincre les obstacles à franchir dont beaucoup sont enracinés dans des intérêts particuliers ou dans l’inertie des habitudes. Pour forger cette volonté, nous devons accepter le débat sur les bénéfices et les coûts de la coopération. Pour reprendre l’exemple de l’ouverture commerciale, la théorie économique nous offre des arguments convaincants sur les gains de l’échange. Mais ce n’est pas la théorie économique qui remplit les bureaux de vote ni les lieux de travail. La volonté politique a pour objet de définir un intérêt général dans lequel chacun des intérêts particuliers trouve sa place. Elle n’est pas donnée mais suscitée. Elle n’est pas disponible mais à construire. Elle n’est pas un acquis mais un processus. Elle n’est pas abstraite, mais incarnée par du leadership qui doit fournir, de manière constante, les signes de cette volonté devant et pour les peuples. Et les peuples portent des valeurs dont le tissu constitue leur identité. Faire émerger une volonté générale c’est, je crois, accepter ces valeurs et ces identités tout en proposant de les mettre en discussion, en débat. A condition, et c’est une condition essentielle, d’affirmer au préalable que nul, dans ce débat, ne recherche l’hégémonie. Des valeurs multilatérales, en quelque sorte, qu’il nous faut définir ensemble.

Troisième leçon : cette volonté doit s’appuyer sur le levier du changement que représentent des projets communs. Ces projets prennent forme par la négociation, par le dialogue, par le contrat. Par le renoncement voulu, assumé, à une part de l’ambition particulière au nom d’un intérêt collectif qu’il faut définir comme un bien commun. Ce bien n’est pas précisément le nôtre, celui de chacune et de chacun d’entre nous, celui de nos familles, qu’elles soient politiques, philosophiques ou religieuses, celui de nos pères, celui de nos cultures, celui de nos terroirs. Nous l’avons, ici ou là, déjà inventé ensemble de manière sporadique ou partielle. Et il nous faut savoir prendre le temps de l’échange, de la persuasion, de la conviction. Les objectifs communs qui doivent baliser la gouvernance sont le produit d’un partage.

Quatrième leçon : la volonté et la négociation de ces objectifs communs nécessitent un appareillage institutionnel complexe. Comme les autres sociétés humaines qui l’ont précédé, la société internationale a besoin de médiation institutionnelle, de formes, de repères et de procédures disposant du crédit de légitimité indispensable entre deux moments de légitimation des pouvoirs politiques. Nous retrouvons ici la nécessité de disposer de réducteurs de méfiance, de catalyseurs de confiance capables d’intermédiation. Nous retrouvons aussi l’obstacle que constitue, dans l’expérience européenne et, a fortiori, au niveau planétaire la distance qui se crée entre le citoyen et les systèmes des pouvoirs dès lors qu’il s’éloigne de lui. Cet obstacle n’est autre que le principe, fondamental, à mes yeux, de la proximité du pouvoir que j’ai appelé tout à l’heure la subsidiarité. Plus les institutions sont lointaines, plus leur légitimation doit être assurée ce qui, je l’ai dit, nous impose la parcimonie dans les architectures de gouvernance. Et l’existence de mécanismes de règlement des différends, ingrédient essentiel des arrangements institutionnels de la gouvernance ne garantit pas, en elle-même, l’acceptabilité de leurs décisions si cette légitimité vient à manquer.

Cinquième et dernière leçon : la mise en pratique des quatre leçons que je viens de suggérer est plus aisée au plan régional qui constitue, dès lors, une priorité de la gouvernance. En effet, qu’il s’agisse de la volonté d’élaborer des projets communs, ou de créer la confiance dans ces institutions, l’approche régionale offre un cadre qui dépasse l’Etat nation sans pour autant soulever les obstacles considérables de la gouvernance globale. D’où, sans doute, sa fortune récente dont j’ai déjà parlé. Sur le continent africain qu’il s’agisse des sous régions du continent, de l’unité africaine ou même du NEPAD. Sur le continent américain. Et même sur le continent asiatique. Nous savons que la géographie ne fait pas l’histoire. Mais elle permet, sans doute plus facilement qu’au plan mondial, l’identification d’un espace de vie en commun. Les « solidarités de fait » chères aux pères fondateurs de l’Union européenne, y sont plus faciles à identifier et à construire. Lorsqu’ils ne sont pas eux-mêmes des continents, ou presque, tels la Chine ou l’Inde, les Etats d’un même ensemble régional ont souvent en commun nombre d’éléments de culture, de caractéristiques économiques, de traits démographiques, de similarités linguistiques. D’où des rapprochements qui engagent plus aisément leurs politiques et leurs souverainetés. Ces constructions régionales constituent autant de matériaux réutilisables sur la scène mondiale : les convergences qu’elles réalisent entre leurs membres sont une première synthèse où se fait l’apprentissage de la volonté partagée, la mise à l’épreuve des choix communs, la pratique du compromis et de la construction de la confiance. La construction régionale permet ainsi la naissance de positions clarifiées donc plus solides lorsque viendra le temps de prendre part, à l’échelle mondiale, à la négociation sur les questions globales

Je conclurai mon propos en essayant de ramasser les cinq enseignements que je vous ai proposés en un seul. Qui, je crois, aurait mis d’accord Gunnar Myrdal et Jean Monnet qui fut le principal inspirateur des pères fondateurs de l’Union européenne. S’ils avaient - et peut-être l’ont-ils fait - dialogué sur notre sujet de ce soir. Après tout, ils furent tous deux hommes d’action et de réflexion, et l’un comme l’autre ont, au cours de leur vie, mêlé ces deux activités qui sont celles des bâtisseurs.

Monnet voulait qu’en Europe l’intégration économique entraîne le rapprochement puis l’union politique.

Myrdal a maintes fois démontré l’importance des institutions dans la conduite des économies au bénéfice des sociétés.

S’il fallait imaginer un point de convergence entre leurs démarches, si nous pouvions leur prêter une réponse commune à notre question de ce soir, ce serait, je crois, le lien intime entre la gouvernance et les valeurs au nom desquelles elle s’exerce dans les différentes collectivités humaines auxquelles nous appartenons. Pas de gouvernance sans un sous bassement de valeurs partagées : la paix, la solidarité entre les peuples et entre les générations, l’espoir d’un monde meilleur ; en un mot, l’humanisme. Myrdal aurait, je crois, approuvé !